Samir Sayegh, le maître calligraphe et ses lettres de noblesse

Article : Samir Sayegh, le maître calligraphe et ses lettres de noblesse
Crédit: Photo de Miguel Á. Padriñán.jpeg
8 janvier 2024

Samir Sayegh, le maître calligraphe et ses lettres de noblesse

On pourrait s’entretenir durant des heures avec Samir Sayegh, un des maîtres calligraphes les plus renommés du monde arabe contemporain. Il y a quelque chose dans notre imaginaire d’orientaux qui accorde au calligraphe une stature autre; à juste titre en l’occurrence. Car le calligraphe, de par son art se trouve à la jointure de ces deux mondes : celui du cosmos et de l’intériorité humaine. Son encre et ses lignes tracent ces liens invisibles. C’est le cas de Samir Sayegh, et c’est précisément dans le cadre d’un projet dénommé Wasl Beirut Program – lien – soutenu par le fonds Beryt de l’UNESCO, que le BeMA a choisi de digitaliser le travail de ce pionnier du modernisme calligraphique, dans un objectif de préservation du patrimoine et de transmission. Un évènement pour honorer l’artiste a eu lieu à la Bibliothèque Orientale à l’USJ le 18 Décembre dernier – jour de célébration de la langue arabe par l’UNESCO –  où sont exposées ses collections Carnets de la liberté 2011- 2012 et Villes ancrées/ ancestrales 2014-2015. L’inauguration de l’exposition était accompagnée d’un échange avec l’artiste, modéré par Mahmoud Haidar et de la projection d’un documentaire essai produit par Karma Tohmé er Rajwa Tohmé. Nous nous sommes entretenus avec lui.

Né en 1945, Samir Sayegh a encore l’âme d’un révolutionnaire, qui ne rêve que de liberté, de renouveau et d’affranchissement des systèmes. Ses années parisiennes où il fréquente les Beaux-Arts librement – ceci était autorisé à cette époque – lui ont donné le loisir de baigner dans l’atmosphère soixante-huitarde ; il s’y retrouve avec des hommes venus du monde entier en quête de liberté: d’Amérique Latine, du Japon, d’Iran ou du monde Arabe, un peu comme dans la chanson de John Lennon, Imagine. Paris incarnait alors le rendez-vous d’une jeunesse assoiffée d’émancipation.  Samir Sayegh en gardera un rêve grandiose de liberté, inassouvi, souvent déçu et réveillé à chaque nouveau possible. Aussi, du Liban où il s’est ancré, le calligraphe est à nouveau animé des décennies plus tard, par les Printemps Arabes, qui deviennent le point de départ de sa collection Yawmiyyat hourriya, Les Carnets de la liberté. Il prend, dit-il, cette occasion pour continuer à expérimenter dans son art – usage de différents papiers, de l’or et de l’argent –  dans le but de continuer à libérer l’art de la calligraphie. Il dit «être arrivé à  l’essence». 

Très vite après les Printemps Arabes, viendra cependant la dévastation de ces villes ancestrales qui les connurent et qui furent à une époque, de grandes villes d’Orient, telles que « Mossoul, Alep, Beyrouth ou Gaza ». Samir Sayegh en est affligé, et son trait trempe dans cette affliction. Il crée la série Villes ancrées /ancestrales dans laquelle « il n’y a pas de traits de maisons ou de villes » explique-t-il. « On ne voyait plus le mot, les traits s’engouffraient dans le noir, dans l’encre ». Certains dessins font en effet, penser à des lignes de solfège et à des notes de musique.  L’artiste nous rappelle que la musique orientale, le tarab, le qanoun ou le oud est bien venue de Mossoul et que c’est à  Alep que l’on écoutait de la musique byzantine. « Cette série, je l’ai écrite comme un hymne, une prière ou une intercession pour la paix, pour qu’enfin vienne la paix » répète le calligraphe qui observe les évènements du monde depuis son atelier sous les toits à Gemmayzé, pour les transcender, même s’il précise que son art ne raconte pas des histoires, ne transcrit pas le réel tel quel mais donne seulement un témoignage car il émane « non pas d’une situation, d’une personnalité ; mais d’une énergie, de l’intérieur ou de l’esprit », comme il le dit. « Ce n’est pas un art individuel, mais universel. C’est un art qui raconte les lois du monde, la lumière, la joie, la liberté ; des absolus » dit le maitre qui confesse  s‘intéresser depuis toujours aux grandes questions : « je souffre des grandes questions depuis longtemps : qu’est-ce que la douleur, qu’est-ce que l’impuissance, qu’est-ce que la guerre? A chaque fois, je ne trouve pas de réponse ». C’est au travers de son art, de la mystique de la calligraphie qu’il cherche à les approcher, faisant référence également à la géométrie, aux mathématiques et aux lois du cosmos, qui sont justement, ce qui confère à ce travail sa dimension spirituelle et universelle.

Si Samir Sayegh revendique cette dimension, il insiste cependant à lever la confusion sur l’assimilation erronée de la calligraphie à l’Islam et à préciser qu’elle n’est pas un art sacré.  Elle a bien commencé dans le monde arabe avec l’écriture du Coran – elle existait avant en Chine  –    mais n’est pas un art religieux. Il fait remarquer qu’elle relevait de l’art ornemental et s’est répandue dans tous les pays du fath al arabi, la conquête arabe, investissant la ville, la rue ; la vie de tous les jours – l’idée du musée est une idée occidentale. On la trouve sur les plateaux de cuivre, les toiles, les tapis, dans les toilettes, et ne transcrivait pas que des versets mais des poèmes, des proverbes, des mots tels que sourour, baraka, ou des phrases comme, sur les murs de l’Alhambra à Grenade: « il n’y a de vainqueur que Dieu », blason des Nasrides.

« Cet art s’effondre avec l’effondrement de l’empire ottoman ; depuis que ce dernier a perdu la vision orientale pour aller vers une vision occidentale». La calligraphie est ramenée dès lors, au rang d’artisanat, servant essentiellement à écrire des titres, des manchettes ou des en-tête, déplore le maitre. Sa disparition est accélérée depuis l’apparition de l’ordinateur : « avec la lettre digitalisée, le rôle de la calligraphie est complètement parti. Nous somme devant la fin de la calligraphie ;  il n’y a plus de fonction pour» observe-t-il. Il poursuit néanmoins que « cette perte est un gain pour (lui) » en ce qu’elle est un stimulus « pour que le calligraphe fasse un art plus créatif et pas qu’un art artisanal ».

Le maitre calligraphe qui, jeune, a fait le tour de les tous  les calligraphes du monde arabe pour affiner son art, veut redonner à celui-ci ses lettres de noblesse, tout en l’affranchissant de la tradition et des mots : je voulais sortir l’art du mot; je ne voulais pas que cet art soit seulement un medium  au service des versets et de la religion. D’ailleurs, il n’est pas fait pour lire. Il était sur les plafonds et les murs, hauts, de l’Alhambra, des mosquées ; on ne voyait pas pour lire (…)A chaque fois que la calligraphie s’est libérée du passé, elle est devenue spirituelle, tout comme les mouvements de libération du pouvoir du religieux étaient ceux de la spiritualité

 Le calligraphe se met au diapason de ces «lois secrètes de la nature, du corps de l’homme (qui) sont une partie essentielle du tempo de la Création » comme il le dit. « Celui qui peut entendre, recevoir ceci est à l’origine de l’art». C’est bien le cas de Samir Sayegh, récompensé par la Biennale de Sharjah et dont l’œuvre se trouve dans des institutions internationales telles que le British Museum, la Barjeel Art Foundation ou est vendue chez Christie’s. L’amplitude de son art, se mesure à la richesse de ses variantes et de son éventail, à ses allers retours entre l’art, la poésie, la critique, en réponses à son incessante exploration de l’authenticité et de la modernité. En effet, c’est l’imbrication de ces deux notions qui a occupé depuis son jeune âge, les recherches de l’artiste homme de lettres, admiratif de la Nahda, la Renaissance arabe. Car celle-ci visait tout en préservant la tradition, « une ouverture à l’Occident, lequel portait, avant la deuxième guerre mondiale, le patrimoine de l’humanité » selon lui. Et si cette ouverture sur l’Occident a vite trouvé ses limites avec la montée des nationalismes arabes, l’artiste poète a revécu la même désillusion, provoquée par le sentiment de perte de la modernité lors de la guerre du Liban : « on a perdu la modernité et la poésie contemporaine avec », et « Beyrouth a été séparée du reste du monde à la fin de la guerre».  Le poète arrête de ce fait, au début des années 90, la poésie et se dédie à la calligraphie. Cette première finit par le rattraper par le biais de la lettre. Les lettres calligraphiées lui inspirent des poèmes en prose qu’il publie en 2003 dans un recueil Mouzakkarat al hourouf, Mémoires des lettres: « les lettres m’ont pris malgré moi vers la  poésie » dit Samir Sayegh.

Le calligraphe qui a marqué une jeune génération de graphic designers montants, lui, n’a pas perdu sa poétique, en dépit de tout ce dont il a été témoin au fil d’une vie dans un Moyen-Orient chaotique et au regard d’un Occident qui ne tient pas ses promesses.  Serait-ce l’effet de cet art venu du dedans, de cette connexion profonde à plus grand que soi ?  Pour en savoir plus, il est possible désormais de se plonger dans la toute récente publication de toute beauté, du poète drapé de son kimono, Wa Ana Al Akhar, Et je suis l’autre, conversation entre l’artiste et le critique, en vente à Plan B à Mar Mikhael.

*La deuxième phase du projet du Bema, en ligne avec l’inscription de la calligraphie au patrimoine immatériel de l’UNESCO, portera sur des ateliers interactifs de calligraphie adressés au public.

**Article initialement publié dans l’Orient le Jour

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