Gaza, Beyrouth et chocolat

Article : Gaza, Beyrouth et chocolat
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23 octobre 2023

Gaza, Beyrouth et chocolat

L’hôpital à Gaza a été bombardé. Beyrouth est en berne. Il ne passe pas une âme en ville. Les malheurs du monde et surtout ceux de nos voisins nous touchent directement. La mémoire du corps qui revient au galop. Nous connaissons le goût de la guerre.

Nous aussi, nous sommes en berne, depuis un moment déjà.

18 Octobre Il n’y a pas une âme dans les rues; ce silence – le pays a déclaré un jour de deuil national avec les Palestiniens –  rappelle les jours de guerre. L’après- midi, ne tenant plus de cette asphyxie généralisée, comme à chaque coup qu’on assène au pays ou aux voisins, comme à chaque menace, j’ai tendance à sortir, plutôt qu’à me recroqueviller; peut-être pour rester dans la pulsion de vie. Je décide d’aller travailler dans un café d’Achrafieh. Même l’américain Starbucks sur l’emblématique Place Sassine est fermé. Nous les Libanais nous affligeons – à juste titre – toujours du malheur des autres ; épousons les causes de tous les autres, mais ne nous attelons pas pour autant ensemble à la nôtre, de cause… C’est plus difficile et plus laborieux; alors on esquive… et on arrive là où nous en sommes.

Si certains commerçants ont ouvert même s’ils percevaient bien qu’il n’y aurait pas de clients, c’était simplement pour sortir de chez eux ; pour accomplir les gestes quotidiens qui donnent un semblant de contenance. Le souvenir de la violence n’est pas loin de nous ; le 4 Août 2020, la guerre israélienne de 2006, l’invasion israélienne de 1982. Tout revient en quelques secondes.

Avant de décider de me rendre au café, tous les lieux où je travaille étant fermés, j’avais cherché à retrouver un peu d’ancrage, dans un des rares squares publiques où je fais quelques exercices sous la bienveillance des arbres. Des avions passent dans le ciel ; israéliens clairement. On reconnait leur vrombissement – pour l’avoir tant entendu. Un enfant que son papa pousse sur une balançoire m’arrache un sourire. L’enfant demande à son père de pousser encore plus fort et  il compte en anglais à voix haute: one , two, three, twenty three, et  il recommence. L’enfant s’amuse et moi pour ne pas céder à la panique, je me mets à compter comme lui des chiffres qui ne veulent rien dire: one, two, three, twenty three pour ne pas compter le nombre de fois où nous avons fait les frais de la violence, pour ne pas me laisser happer par la peur.

Et pour conjurer celle-ci et la morosité, j’avais décidé de d’aller me poser dans ce café que je voulais découvrir depuis un moment. Comme si c’était le moment de découvrir. C’était mon QG, un peu mon refuge ; il a été totalement relooké et a changé de nom. Il n’a plus rien du bistrot cozy ; il n’a plus les fauteuils Chesterfield, mais une couleur vert eau que j’aperçois du dehors. C’est le vert eau qui m’attire sans doute, comme si cette couleur douce et presque transparente permettait d’imaginer que quelque chose de nouveau était encore possible face à ce schéma si ancien et si éprouvé ; vert eau pour contrer la répétition. Je voulais aller écrire, me dépêcher de clore ou de rassembler les écrits que j’ai en suspens ; la vie ne m’attend plus ou plutôt la mort, la menace de la énième guerre, les images sans merci, que l’on voit de Gaza me le signalent. Il faut que je me dépêche, que je termine ce roman qui parle justement de la guerre de 2006. Il est temps de partager ce qu’il est nécessaire de rappeler : la violence, son ampleur, la terreur, l’essentiel, l’amour, la solidarité, la défaite de la solidarité… pour contrer l’oubli, pour ne pas répéter. Les quatre dernières années du Liban et les miennes, chargées et l’auto-censure ne m’ont pas donnée le loisir de le faire et voilà – à Dieu ne plaise, notre fameuse expression qui n’a jamais aussi bien résonné – que s’annoncerait un nouveau 2006 en 2023. Il est temps de lever l’auto-censure.

Une amie qui a une chocolaterie dans la rue, me voit passer. Je lui fais signe du dehors. Elle ouvre la porte ; elle a la mine déconfite, comme la mienne.  Perdue, nous sommes toutes perdues ; en temps de menace de guerre, nous redevenons des petites filles. L’odeur de cacao embaume. Sa maman, la chocolatière fait un travail manuel à la barbe du Hezbollah, d’Israël et des médias; elle enrobe les chocolats un à un avec du papier. Je suis apaisée par son geste et par l’odeur du cacao. Ils avaient bien vu les chamanes d’Amérique qui faisaient des cérémonies cacao. J’aimerais me noyer dans le chocolat pour apaiser la douleur de la peur. Les images qu’on a vues les jours précédents, ce tapage médiatique, cette montée de haine, toute cette violence me sidèrent et me désorientent. Avec Mona et sa maman, on se remémore 2006 : Tu étais là ? Oui j’étais là. Et toi ? Moi aussi. Je n’ai pas bougé. Moi, non plus. Les Français m’appelaient pour évacuer Je ne suis pas partie. Je me réfugiais dans l’entrée de l’immeuble quand ça tapait fort. Il n’y avait personne d’autre que moi. Puis on parle des abris, au cas où… La maman de Mona me raconte que dans  leur immeuble, l’abri a été transformé en club de gym depuis. Sa maman septuagénaire me dit qu’elle est prête à défoncer la porte en cas de besoin. J’aime les femmes qui sont prêtes à tout pour se protéger et protéger les leurs. Et qui restent prêtes à aimer. Sa maman continue à faire son chocolat, pour l’amour. Chez nous, il n’y a pas d’abri. Durant la guerre, la grande, on devait traverser  la rue et se réfugier chez les voisins. Je ne sais pas si leur abri est toujours accessible. Il y a un moment qu’on ne pensait plus aux abris ni à la guerre. On voulait vivre un peu, malgré la crise sauvage et les banques qui nous ont tout pris.

 Mona me propose un café, je prends mais lui dis qu’on ne devrait pas prendre de café à cette heure – ci du soir; déjà qu’on est sur nos nerfs. Le café, c’est juste un prétexte pour s’asseoir ensemble ; on s’installe sur la banquette qu’elle a mise dans la rue. On a besoin du ciel et de la rue.  Elle m’offre deux chocolats noirs 75% . Il est vrai qu’ils fondent dans la bouche et que de coutume je m’extasie. Pas ce soir. Est-ce le parfum, peut-être la mastique ou le thym, ou est-ce tout simplement que je ne suis pas dans un mode d’expérimentation  ce soir? Une autre amie de Mona passe. Nous avons l’habitude de nous croiser sur la corniche. Ni elle ni moi n’avons osé y aller ce matin. Au moment où nous sommes ensemble, Mona reçoit des nouvelles que des hommes en cagoules et torses nus venus, en principe manifester devant l’ambassade des Etats-Unis, se déchainent sur les biens des Libanais, saccageant des cafés, des magasins, tout ce qu’ils trouvent sur leur chemin. Qu’ont à voir les commerçants libanais avec la politique américaine au Moyen Orient? Ils ne sont  pas ambassadeurs US ou autres; ils sont juste des citoyens qui travaillent pour vivre. C’est juste Rabieh, un quartier résidentiel tranquille loin de la ville ; ce n’est pas Israël ni Washington. Pourquoi cette violence destructrice tous azimuts?Pourquoi cette violence destructrice tous azimuts? Nous sommes affligées par la sauvagerie et inquiètes de sa propagation que nul ne contient.

Mona m’invite à rester écrire à l’intérieur, dans l’atelier de chocolat. J’opte pour la chaleur humaine et les arômes de cacao plutôt que pour le café relooké que je voulais visiter. Je m’installe sur la table où la maman chocolatière travaille. Cela m’enchante ; un peu de tendresse dans cette ambiance  menaçante. L’âge et son assise – quand il n’est pas encore vulnérable – a quelque chose de rassurant quand ça tangue. Mais je ne parviens pas à me concentrer. Je corrige juste la traduction d’un de mes articles pour une  publication européenne. Ils ont mis des semaines à me l’envoyer. Eux vont à un autre rythme, beaucoup trop lent comme s’ils avaient toute la vie devant eux ; moi, je veux que tout ceci aille vite ; qui sait quand ma vie se termine ; je vis à Beyrouth. Le rédacteur en chef est en vacances en Andalousie. Il a le droit mais moi je suis ailleurs. Parlons- en de Al Andalus ; les Arabes d’aujourd’hui en sont si éloignés ; s’ils se repenchaient un peu sur leur histoire et sur ce temps où des femmes avaient des rôles prééminents et où les religions coexistaient, où la beauté et les arts étaient honorés. Il suffit de faire mémoire pour se retrouver, ne pas céder à la violence qui vient de l’absence de centre justement…

Puis vient la femme de ménage Ethiopienne de la chocolaterie. Elle nettoie, elle fait son travail ; les gestes du quotidien, comme si de rien n’était. Elle est jolie et coquette meme un jour comme celui-ci, et elle sourit ; elle a de la chance ; elle, peut sourire, se réjouir encore. Elle ne se rend pas compte de ce qui se passe. Ca a des avantages d’être étranger parfois ; on n’est pas concerné par la mémoire, par la peur…

19h passées, Mona remballe. Un couple qui a l’air heureux  se présente; ils disent avoir eu la curiosité de découvrir ; ils ont vu une interview de Mona sur les réseaux. Ils ont peut-être eux aussi voulu défier la morosité en découvrant quelque chose de nouveau et de doux.  Mona les accueille même s’il n’est plus l’heure et que la femme de ménage est à l’œuvre. On est à Beyrouth qui plus est un jour de guerre ou presque, l’heure ne compte plus trop ni le temps. Nos cœurs sont suspendus aux canons du Hezbollah et aux arômes de cacao.

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Commentaires

dohouatt
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J'ai adoré. Rondement bien mené, malgré les horreurs décrites.

Nicole Hamouche
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merci!!