Croissant au thym dans la tourmente

Article : Croissant au thym dans la tourmente
Crédit: Flickr CC, Titem
6 janvier 2024

Croissant au thym dans la tourmente

Je lis Veiller sur elle de Jean Baptiste Andréa ; et j’avance, je galope avec Mimo, dans ce monde de puissants veules et manucurés et cachés comme dans le Liban d’aujourd’hui.

Ce Noël j’ai envie d’écrire des contes tant le réel est difficile. Ce conte est tragique – souvent chez les contes de Grimm il y a quelque chose de tragique – ceux que j’avais écrits en premier, empreints de la générosité des hommes de mon pays, un peu moins. Les contes se veulent initiatiques. Aussi, je vois de l’initiatique pour voir quelque chose d’autre que l’injustice qui galope et décime toute dignité humaine, pour supporter cette première. Je me propose d’enterrer les fausses croyances, celles qui veulent que personne n’entend ni ne voit. Pas sûre malgré tout qu’elles soient si fausses mais je veux croire, inspirée par les crèches nombreuses qui jalonnent mon chemin, qu’il y en a certains, dans des grottes, qui voient et entendent mieux que ceux qui sont dehors. Sont-ce ceux-là qui forgent le réel ? Pas immédiatement sans doute, mais peut-être que oui aussi, parce qu’ils ont une longueur d’avance.

Mon conte de Beyrouth de ce 4 janvier est lié à cette boulangerie où j’entre, appelée par la bonne odeur, une odeur de croissant, je me dis. En réalité, un fantasme peut-être, car il y a au moins deux ans que je n’ai pas mangé de croissants. Ils sont devenus trop chers pour le déposant spolié. Quand je leur demande si c’est une odeur de croissants car c’est elle qui m’a attirée, les deux personnes derrière le comptoir me disent que c’est l’odeur de la galette pour l’Epiphanie. Et ils me précisent : « nous on met du beurre ». Bah oui, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Ah si, si, ça peut, me répondent-ils ; parce qu’en temps de crise, ils mettent n’importe quoi comme ingrédient. Il vaut mieux ne pas entendre les histoires concernant ce que l’on ingurgite, même auprès d’enseignes qui ont pignon sur rue. Une ancienne cheffe de l’une d’entre elles me révèle ce qui se passe en cuisine, la nature et la qualité des ingrédients utilisés… Ce sont les temps de crise qui révèlent qui est quoi, comme on dit en anglais, what’s what and what have you, comme disait mon père. J’aime cette expression en anglais. Il est rare que l’anglais me secoue ; mais me vient aussi à l’esprit cette expression: it takes two to tango. Les anglo-saxons sont pragmatiques… Les commerçants libanais aussi.

Le monsieur derrière me dit que la plus petite galette à la frangipane coûte 15 USD. On est à Beyrouth zut, dans une boulangerie pâtisserie de Gemmayzé, pas chez Yamazaki à la Muette,  l’artisan boulanger pâtissier de quartier de ma vie d’avant.  Même là-bas la galette est moins chère et bien plus grande. N’importe où là-bas, elle serait à 5 EUR ou 7 EUR voir à 10 EUR à tout casser. Ici c’est le double, mais la boulangerie est absolument charmante. Il y a des lampions qui pendent du plafond, comme en Italie. Je demande au monsieur qui me sert s’ils ont renouvelé le lieu ; je n’ai pas le souvenir qu’il était ainsi. Et il me raconte alors que oui, que la pâtisserie avait été détruite le 4 août 2020.  Quand je lui dis « heureusement que vous n’avez pas été  touchés personnellement », il me répond que si, si, et me raconte que sa femme est morte. Pas ici à la boulangerie, un peu plus loin, à la maison, et que ses enfants sont encore au Liban. J’ai eu peur qu’eux aussi soient morts. Je lui demande de la justice dans cette affaire, s’il en sait plus que nous qui lisons dans les journaux, seulement ce qui s’écrit ou ne s’écrit pas. Alors, je lis sur son visage, cette profonde déception avec son corollaire : le renoncement. Il me raconte, à part le fait que ca n’avance pas d’un iota, et que les collectifs de parents se sont divisés ; en trois. J’avais ouï dire qu’ils étaient deux, pas trois ; puis cela avait été démenti. Pourquoi? Je l’interroge. « Pour la politique, chacun suit l’un ou l’autre » me réplique-t-il. Même là ?! Même ces gens qui ont perdu les leurs pour la même raison, dans cette catastrophe?!

Qu’est-ce que ces allégeances maladives même dans la misère, même dans la tragédie ?! La tragédie n’appelle-t-elle pas à ne se lier qu’à Dieu, si allégeance il devait y avoir ? L’allégeance est à plus grand que soi, pas à l’horizontale. Pourquoi renoncent-ils à se battre ensemble ? Pourquoi n’ont-ils pas compris que c’est le renoncement à leur pensée propre qui les a conduits indirectement à la tragédie du 4 août ?

La pâtisserie est belle ; le Monsieur est désabusé mais soigné.  Malgré tout, ça semble lui faire plaisir que je le félicite de la beauté du décor, que je lui dise que c’est comme en Italie. Sauf que ça n’a rien de l’Italie ; car il n’y a plus d’élégance dans un pays en proie à la violence suspendu aux lèvres de mollahs violents qui n’ont rien de spirituel.  Est-ce la peur de la solitude, de penser par soi ? Est-ce l’ignorance ? A ma demande, le monsieur me réchauffe le croissant que  j’ai choisi au thym, un croissant version libanaise. Je me régale, je lui dis que je reviendrai dans deux jours pour la galette pour l’Epiphanie. C’est une fausse promesse. Je ne vais pas le faire ; je n’ai pas de quoi payer 15 EUR une galette ; il faut prioriser hélas ces jours-ci ; quatre ans que les banques nous ont tout pris, et qu’elles continuent.  

Avec la galette, c’est la loi des probabilités et des cycles, ce n’est pas le même qui aura la fève. Avec la galette, chacun est roi à son tour, chaque année ; les femmes aussi. Ce n’est pas comme dans le Moyen Orient d’aujourd’hui, où il n’y a même plus de probable mais du prévisible, où ce sont les mêmes qui règnent, qui volent et qui tuent impunément depuis des décennies.

Je croise dans la rue une amie d’enfance qui vit à Paris. On se dit trois mots. Elle est pressée comme tout le monde de nos jours. Ces rencontres dans la rue et les grandes questions de destinée qu’on échange sur le pouce, l’air de rien, parce que c’est notre quotidien, me touchent. L’air de rien les grandes questions de destinée, parce que nous n’avons plus le luxe de nous attabler et de palabrer ou de deviser. « Tu es encore là ? Tu pars où, en Espagne ? Fais comme moi, circule entre ici et là » me dit-elle. Comme si j’avais les moyens pour faire des allers retours, les banques m’ont tout pris ainsi qu’à ma famille, comme à beaucoup de Libanais. Mon amie, elle me signale que c’est en 2006 lors de la guerre israélienne sur le Liban qu’elle avait pris le parti de partir. Serions-nous aujour’hui à nouveau à la veille d’un tel épisode ; à Dieu ne plaise ? Beaucoup de choses pourraient le faire craindre.

Trente ans que nos destinées sont suspendues aux lèvres de tyrans manipulés et de voleurs. Mon amie croisée dans la rue me dit que l’un d’entre eux va encore parler demain. Ah bon, je ne savais pas ; mais il a déjà parlé hier. Non, non, il n’a rien dit c’est demain l’important. J’ai la rage ; surtout contre ces hommes qui leur font allégeance et contre ceux, petits joueurs, qui les légitiment en s’alliant à eux.

Je poursuis ma route vers ma montagne, ma colline proche, mon refuge. Je n’y possède rien mais à chaque fois que j’y arrive et que je commence à voir les pins parasols, verts, verts, lumineux et paisibles et leur chapeau du haut de leur boule et la montagne, de son mouvement ancre, je me dis que c’est ici que j’aimerais vieillir. Que même si je dois m’expatrier, j’aimerais retourner, mourir et vieillir – si je devais vieillir – quelque part par là. Là où enfant mon père m’emmenait marcher et jouer. On jouait à «priest» – prêtre – avec des branches pour bâton ; pourtant mon père n’avait rien de religieux; peut-être seulement la prescience d’un autre pouvoir. Sur le plafond de l’Alhambra à Grenade, les Arabes pourtant conquistadors firent écrire  « Il n’y a de vainqueur que Dieu ». Les Anciens avaient tout compris. L’allégeance est là, à ce vainqueur seulement, pas aux autres.

Dans mon refuge, il y a un ou deux hommes qui sont comme des anges gardiens. Ce jour- là, le maitre-nageur me dit toute son ire, qu’il n’aime plus le parti auquel il appartient. J’ai dit au chef du parti : « qu’avez-vous répondu à celui-ci qui prend tout le pays en otage ?». Ils n’ont rien répondu. Moi, j’ai donné des martyrs de ma famille dans la guerre pour ce parti, pour le Liban, j’ai perdu deux frères ; eux qu’est-ce qu’ils font ? Où en sommes-nous ? C’est le peuple comme toi et moi qui paie le prix ; pas eux ».  Mon autre ange gardien, le serveur si doux dont l’accueil me comble toujours, a lui aussi perdu sa famille dans les massacres de la montagne et a fui à pieds dans la vallée… Personne ne les a jamais écoutés, n’a jamais écouté leur chagrin, leurs pertes, qui reviennent au moindre évènement qui en ravive le souvenir. Ils me les raconte ces jours-ci quand tout semble vaciller à nouveau. C’est encore sur leur coeur car personne ne leur a expliqué qu’ils ont des droits,  qu’ils peuvent les réclamer, et que leurs pertes sont de vraies pertes et qu’il faut qu’elles soient reconnues. Et puis les banques sont venues poursuivre le dépeçage. Et maintenant, ils sont eprouvés mais toujours si accueillants et généreux.

Dans mon refuge, c’est comme dans la grotte de Noël. Ce sont des gens qui ont tous donné dans la guerre du Liban, que personne n’accueille dans leurs pertes et leurs solitudes, mais qui se tiennent chaud entre eux. . D’ailleurs il y a un feu ce soir-là. Je le regarde ; j’avais l’habitude d’être fascinée…  Maintenant je sais que je suis atteinte parce que je n’arrive même plus à être fascinée par le pouvoir du feu.

O feu purifie moi et ravive ma flamme. Purifie-moi de cette mémoire chargée.

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