La malédiction des mots qui souillent

Article : La malédiction des mots qui souillent
Crédit: Nicole Hamouche
13 novembre 2023

La malédiction des mots qui souillent

Organiser la suite ; c’est le mot d’ordre. On n’entend que cela, dans les médias, parmi les gens ; tout le monde organise la suite, en cas de guerre sur nous. A côté de moi au café, les quelques jeunes personnes qui s’y trouvent, parlent de visas. Il n’y a pas grand monde en ville, voire pas du tout car ce jour Beyrouth est suspendue aux lèvres du chef du Parti de Dieu. Et rebelote la deuxième fois où il doit prendre la parole officiellement ; il n’y a, à nouveau pas une âme en ville ; elle semble d’ailleurs avoir perdu la sienne depuis longtemps. Alors je cherche ce supplément d’âme ces jours de violence ou de menace – fréquents – devant le ciel et la mer.

Ce jour, comme quelques jours auparavant, je suis allée arpenter la corniche pour sortir de mon corps toute la mauvaise énergie que charrient les discours éructant de ces hommes qui gouvernent cette malheureuse partie du monde ; je l’ai arpenté pour me réfugier dans le souvenir de mon père qui la fréquentait. Besoin de protection en temps de violence inouïe ; mon père n’est plus, il a lui aussi fait les frais de la négligence et de l’arrogance d’hommes sans âmes et que nuls ne condamnent. « Ce n’est pas la haine (et l’injustice) qui fait (font) peur, c’est d’être seuls face à elle » comme le dit Emilie Frèche.

J’ai regardé les couleurs des vêtements du peu d’énergumènes comme moi qui marchaient sur la corniche. Il y avait du rose, du vert, du rouge. Les couleurs m’ont fait sourire tout de même, un peu. Est-ce qu’ils ont mis sciemment des couleurs ce jour-ci pour tromper la morosité ou est-ce moi qui les ai remarquées parce qu’ils n’étaient que deux tondus et trois pelés qui ont bravé l’état de repli général, le souvenir de la violence et la peur. Il y avait un homme qui courait en short rouge. Tiens et si je m’achetais un short rouge pour courir ; quitte à courir en boitant, pour en finir de cette répétition et de cette usure écrasantes. Sarah Bernhardt disait : « autant mourir plutôt que de vivre une petite vie ». A chaque fois que des hommes s’invectivent à la télé, sur les réseaux sociaux et dans la rue, que les banquiers continuent à usurper nos ressources sans que nul ne bouge, que la violence s’abat sur nous ou nous menace alors que nous y sommes pour rien, nos vies se réduisent comme des peaux de chagrin. Je suis comme Sarah Bernhardt ; la vie étriquée ne me convient pas.

Avec ce rappel lancinant de la violence dans laquelle nous vivons, j’ai besoin de marcher encore, de poursuivre ma déambulation jusque Ramet El Baida, jusqu’au sable et à la mer, lesquels réunis me donnent l’impression d’un horizon. Sur la plage, un chien noir n’a de cesse de me suivre quelle que soit la direction que je prends pour m’éloigner de lui. Ils sont au moins trois chiens errants à fréquenter la plage, symboles de la déchéance ; je les croise à chaque fois là ; même le chien noir semble avoir besoin de compagnie ce jour. Les bêtes flairent l’air du temps… Je croise aussi une femme voilée qui se balade sur la plage seule et qui me demande de la prendre en photo. Elle semble enchantée. Seule une étrangère peut savourer ainsi le moment présent à Beyrouth, celui de la mer et du soleil et réclamer une photo, un jour comme celui-ci où plane la crainte d’une annonce guerrière. De fait, elle me raconte qu’elle est Egyptienne et que son mari travaille au Liban ; qu’elle est venue le voir et qu’elle part dans dix jours et qu’elle a peur que la déflagration ait lieu avant. Elle me dit aussi la tristesse de voir le Liban ainsi perdre sa superbe. Elle vient d’Alexandrie et me fait remarquer que Beyrouth ressemble beaucoup à Alexandrie. Pourvu qu’elle n’ait pas le même sort, je me dis en moi-même, quoique c’est déjà très compromis. Son propos me le confirme d’ailleurs ; elle me raconte la crise économique et financière comme chez nous ; qui ne laisse à personne le loisir de souffler, d’être joyeux. Bienvenus dans un Orient éploré.

Pour me laver de cette déchéance, sur le chemin du retour, je décide de plonger ne serait-ce que quelques minutes dans la Méditerranée ; pour me laver surtout de la souillure des mots qui vont tomber et du doigt qui tance. Les mots peuvent souiller et plus on leur accorde de la place, plus ils ont du pouvoir. Je voudrai retrouver mes mots à moi, ma voix ensevelie dans toute cette cohue.

Beyrouth / Yoniw sur 
Wikipédia anglais

En rentrant par Achrafieh, je trouve la rue Saint Nicolas vide à l’instar de toute la ville et ô comble, de la place pour me garer. Puisque je peux me garer, je me dis que je vais descendre chez mon marchand de chaussures podologue obligé, voir si je peux y trouver chaussures douces à mon pied blessé. Je lui fais part de ma consternation devant la rue déserte et des commerçants tous fermés. Ils attendent le discours ; comme s’il s’agissait d’un dragon préhistorique qui allait déverser toute sa pitance sur le pays. On rit ensemble de tout ceci, de mon rdv de physio annulé pour cause de discours ; on rit de soi. L’autodérision est parfois un recours contre l’absurde… Les hommes ont perdu le sens du discernement ; comme si c’était à la seconde où il prononcerait son discours que les bombes pleuvraient. Le podologue et moi envisageons les scénarios d’évacuation et de bateau… et on rit de nos scénarios pour ne pas en pleurer. Contrairement aux autres, lui n’a allumé ni la télé, ni internet pour écouter la prophétie. Il est ancré dans son métier, il sait qu’il fait du bien aux pieds et que les chaussures aux pieds c’est fondamental pour aller loin. Justement, je cherche des chaussures à mon pied pour aller loin ; pour m’éloigner de ces marécages de la dignité.

Je m’avance dans la rue pour jeter un coup d’œil à ce nouveau café si élégant qui m’attirait l’attention à chaque fois que je passais ; il s’avère être à une connaissance qui avait perdu son frère l’an dernier de façon inattendue. Je suis touchée qu’elle ait entrepris aussi vite et créé un si beau lieu d’accueil. J’y croise une artiste que je connais, l’unique cliente avec une amie à elle. Je lui fais part de mon goût pour ses gravures : la feuille d’or, les maisons anciennes, bordées de champs et d’oiseaux qui font son univers, me transportent vers la beauté et la douceur; je n’aspire qu’à ceci en ces temps de hargne et de crainte. Plus ils lèvent le ton et le doigt, plus j’ai besoin de me réfugier dans le beau. Je suis prise de ce fait de l’envie d’aller faire une pause, vernis sur mes orteils, mais je ne sais pas si l’institut de beauté est ouvert.

Et si j’admire encore ce jour, la constance de ces belles personnes qui continuent à créer, je n’ai de mon côté, pas pu m’attabler pour écrire ou travailler ; rien pu faire à part marcher. L’ambiance et les vibrations dans l’air m’auront pris en otage. Deux jours plus tard, même dans la vallée sainte, la Qadisha, patrimoine de l’Humanité où j’ai voulu me réfugier pour trouver le silence et pour un répit auprès du divin, je n’ai pas pu au fond de moi lever le pied. Les fantômes des mots et gestes, et de la guerre qui menacent devaient sans doute me poursuivre à mon insu. Et la musique arabe qui hurlait à tue-tête fendant le silence de la nuit m’a fait comprendre que le sacré n’inspirait plus le respect à quiconque. Le millénaire Monastère de Notre Dame de Qannoubine devait composer avec le vacarme émanant de la maison de l’autre côté de la vallée ; exactement comme nous sommes souillés par les vociférations de ceux qui nous entourent.

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