Les poubelles de l’Histoire

Article : Les poubelles de l’Histoire
Crédit: Nicole Hamouche
3 août 2023

Les poubelles de l’Histoire

A toute heure du jour et de la nuit, partout dans les rues de Beyrouth, capitale du «pays message» cher au Pape Jean Paul II, des hommes fouillent dans les poubelles. Que reste-t-il du message?  

Des hommes qui cherchent dans les poubelles, j’en voyais déjà en 2014 mais de façon très sporadique. Ils aiguisaient alors ma curiosité – que cherchaient-ils – parce que le phénomène était rare. Maintenant, il ne l’est plus et ma curiosité s’est émoussée, de n’avoir que trop éprouvé ce spectacle ; pas ma sensibilité, qui elle, s’est couplée d’un sentiment de révolte démultiplié.

Partout, même dans la montagne, même dans les villages cossus, les poubelles sont déversées sur les bords des rues. Elles débordent, et ne cherchent plus à se ramasser ; symboliques de notre terre, par trop ouverte elle aussi à quiconque se présente, tellement rendue qu’elle ne cherche plus à se contenir. Et pendant que les hommes cherchent dans les poubelles, le Parlement Européen vote le maintien des réfugiés syriens au Liban, comme si nous aussi, à l’instar des bennes, nous ne disposions plus de notre corps souverain. On nous a pourtant répliqué que nous étions un Etat souverain les fois où on a cherché un appui auprès d’une communauté internationale qui ne souhaitait pas le donner. Pourquoi  alors vote-t-on  sans même nous consulter, sur une question qui nous engage nous autres au premier chef ? Si la construction Européenne est l’aboutissement de l‘exercice démocratique par excellence, elle laisse assurément à désirer dans sa pratique de celui-ci eu égard à ceux qui ne font pas partie de son périmètre. On n’a pas consulté les Libanais, on n’a pas consulté les Syriens non plus sur la question. Il suffit de voir combien ils sont nombreux à postuler aux couloirs humanitaires depuis le Liban vers l’Europe, pour deviner leur désir de partance. Il suffit de voir comment, tout comme d’autres Libanais aussi, ils sont prêts à braver les passeurs sans âmes et les embarcations de fortune pour s’éloigner des côtes libanaises cinglantes.

Alors, pourquoi ce vote ? Pour que les Syriens eux aussi passent ou continuent à passer leurs journées à chercher dans les poubelles libanaises ? L’Europe, elle, au moins trie ses déchets. Nous, ne trions rien ; nous, enterrons ;  nous, entassons ; nous, jetons, nous, passons outre, nous ne nous arrêtons jamais.

Il faudrait s’arrêter et regarder les hommes qui font les poubelles jusqu’à en avoir mal à la dignité humaine.

S’arrêter et regarder les personnes âgées tremblantes qui mendient discrètement, presqu’honteusement, – la solidarité familiale elle-même étant mise à mal à cause de la crise, une première au Liban – jusqu’à en avoir mal à la dignité humaine.

 Il faudrait s’arrêter et regarder comme les patients vulnérables sont traités dans certains hôpitaux – privés et dits de renom –  jusqu’à en avoir mal à la dignité humaine.

A chaque fois que je vais dans  la rue, c’est-à-dire tous les jours ; à chaque fois que je dois fréquenter l’hôpital, que je participe à une manif – quand il y en avait encore et que certains avaient encore la poigne pour se rebeller – que je m’entretiens avec un haut fonctionnaire en exercice, un élu, un journaliste, c’est ce même sentiment d’impuissance, létal, qui me saisit. Ils sont au cœur de la responsabilité, du soin, de l’évènement ; au cœur du pouvoir ; et ne transparaissent que l’inertie et leur désespérance ou leur écœurement. Leurs discours et leurs blocages portent en eux un arrière- goût amer, celui de la confiance perdue, même si pour certains, ils poursuivent leur chemin. 

Trois ans que l’impunité règne après une explosion qui a saccagé et endeuillé la ville, et brisé des centaines de vies ; non seulement celles de ceux qui sont partis mais aussi celles de ceux qui ont survécu, hébétés par la brutale disparition ou les souffrances des leurs ; celles de ceux qui ont été grièvement blessés et qui ne sont pas guéris et ne  le seront peut-être jamais… qui tous continuent néanmoins. Trois ans qu’une population entière a été spoliée de ses avoirs – fruit pour la plupart du labeur d’une vie –  appauvrie, humiliée et qu’aucune solution n’est envisagée et que les mêmes usurpateurs sévissent. Trois ans qu’aucune justice ni aucune vérité ne sont faites clairement, franchement. Trois ans – que dis-je, bientôt cinquante –  que l’on nous sert le même jargon,  les mêmes manchettes de journaux, le mêmes laïus à la télévision, la même impunité,  les mêmes lamentations. Mais nous ne sommes pas un peuple de geignards, nous préférons vivre. « Le vent se lève (…) il faut tenter de vivre » écrivait Paul Valéry.  Même le propriétaire du Saint Georges (1), a enlevé la banderole «Stop Solidere» qui s’est tenue sur son front pendant des décennies. A-t-il renoncé  à son droit, de guerre lasse? Ou est-ce qu’il aurait enfin, trouvé un accord avec l’adversaire de la veille ?

A la veille du 4 août 2023, trois ans après la tragédie, il semble que la lave qui a coulé n’ait rien fertilisé. Car le mal passe quand on ne se serre pas les coudes ; c’est pour cela me dit une amie qu’en Islam à l’heure de la prière, les hommes se mettent les uns aux côtés des autres, épaule contre  épaule. Ainsi, ce moment de feu qui a creusé un cratère dans notre histoire, et qui aurait de ce fait, pu être charnière – le feu pouvant être purificateur aussi –  ne l’a pas été puisque les épaules se sont desserrées et que les choses auraient en apparence, repris leur cours : «business as usual» comme disent les Anglosaxons – sachant que le mot « business » n’a jamais aussi bien porté son nom. Ou est-ce alors que « c’est toujours l’oubli qui a le dernier mot » comme le dit le célèbre académicien d’origine libanaise, Amin Maalouf ?

Non, l’oubli n’a pas toujours le dernier mot ;  pas pour les familles des victimes,  pas pour moi. Non, il n’est pas possible de revenir au «business as usual» après de telles violences, sans qu’un équilibre factice soit rompu : celui de l’indifférence et de l’arrogance. Partout y compris dans le secteur privé, l’establishment véreux s’accroche et les ordres et organes de gouvernance n’osent rien ordonner. Le déni, le laxisme et l’impunité ne conduisent à rien d’autre qu’à la servitude volontaire. L’on se targue pourtant d’être un peuple libre.

Trois ans après l’explosion du Port j’ai honte et mal tout à la fois de voir où nous en sommes, de l’inertie après un tel crime, une telle tragédie et de tels avilissements. Mal de la rupture consommée plutôt que de la soudure, de la refonte possible abandonnées. J’ai honte et mal de nos rues et des bennes déversées, j’ai honte et mal de mes vêtements entassés partout chez ma mère, de mes meubles et mes livres stockés chez une amie – parce que mon appartement a été cambriolé deux nuits de suite et que la police n’a même pas voulu  prendre la déposition – de devoir mettre de l’eau dans le vin de certaines amitiés parce qu’il s’avère qu’ils sont banquiers et qu’ils ont disposé de nos seules ressources. J’ai surtout honte et mal de l’absence du rire de mon père emporté par la négligence et la médiocrité à l’hôpital dans ce climat de déchéance et d’irresponsabilité contagieux, et d’avoir été le témoin impuissant de cette arrogance meurtrière et de la faillite de la dignité.   

J’ai mal de voir mes proches et mes ainés déboussolés par tant de violence, et de n’y rien pouvoir, ou très peu. J’ai mal de l’absence de leur sourire. J’ai honte de la beauté saccagée de ma ville, de l’air infesté que l’on y respire et de continuer à le respirer. Trois ans plus tard, je suis devenue adulte, terriblement adulte et je ne crois pas que l’oubli dont parle Amin Maalouf me touchera.

Le 4 août 2023 les hommes cherchent dans les poubelles… des miettes de vie ; dans toutes les poubelles, à Beyrouth Est, à Beyrouth Ouest (2), dans toutes les directions. Beyrouth est une et on ne l’a toujours pas compris ; Beyrouth veut vivre. Comme des sous-hommes, des rats… nous cherchons des miettes de vie. Nous sommes devenus le Quart Monde, même pas le Tiers-Monde.

Trois ans plus tard et en pleine crise, je continue à savourer l’amitié de mes compatriotes les plus démunis et leur générosité, leur capacité d’accueil qui me fascine et met du baume sur mon cœur… pour quelques heures. Trois ans plus tard, je reste fascinée par les pins et les Cèdres de mon pays sous lesquels je me plante pendant des heures pour un répit, pour leur capacité protectrice ; et admirative de l’impulsion créative intarissable de beaucoup de femmes et d’hommes de mon pays.

Trois ans plus tard comme les héroïnes de Julie Mitsuko, Celles qui n’avaient jamais vu la mer, je rêve moi aussi de prendre la mer, pour un peu de sécurité, pour souffler, pour pouvoir aimer et créer… même si je connais la morsure de l’exil. Parce que «naviguer est nécessaire, mais il n’est pas nécessaire de vivre […] ; ce qu’il faut c’est créer». Les mots de Pessoa qualifiés d’audacieux par le Pape François et repris par lui dans son allocution aux JMJ hier, résonnent. Dans une ville portuaire et multiculturelle comme Lisbonne, «la mer est beaucoup plus qu’un élément du paysage», « elle est un appel gravé dans l’âme de tout Portugais ». Les mots du  Saint Père au sujet des Portugais ne pourraient-ils pas être repris pour nous autres Libanais ? Entendrons nous l’appel de la mer et du Port de Beyrouth ?

(1) Le Saint Georges est un club nautique et un hôtel mythique et un palace qui connut son heure de gloire avant-guerre. Un litige opposait depuis des décennies le propriétaire à la compagnie Solidere, une société de développement immobilier qui a reconstruit le centre – ville de Beyrouth après – guerre.

 (2) Durant la guerre, Beyrouth Est représentait le quartier chrétien et Beyrouth Ouest, le quartier musulman

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