De chair et de glaise

Article : De chair et de glaise
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31 octobre 2021

De chair et de glaise

Glaise et lumière : la crypte, le rose et la chair et la lumière. La chair des émotions, la chair rose, la chair tendre. Des visages nus sans fioritures, sans chevelure. Le visage sous la lumière, dans sa propre lumière. Le visage de la compassion, de l’ahurissement, du cœur déçu, du cœur qui hurle. Tous les visages sont encastrés dans des formes sans corps. Pas de gesticulation, de membres qui s’agitent ; juste l’émotion, brute… C’est paradoxalement apaisant, l’émotion sans mouvement de plus. Le lieu autorise la palette des émotions ;  surtout quand elles sont accueillies sous un arc vouté dans une crypte. Et la scénographie sans prétention invite à une promenade au cœur de l’humain : posés sur du plexiglas, sur la transparence et en élévation, les personnages sont seuls mais lumineux et la matière entre en résonance avec celle des lieux et de la pierre ancienne. Parfois, ils sont deux ou trois, sans visages comme ces amis désorientés par le départ d’une des leurs.

Quand l’artiste, toute de noir vêtue s’approche, discrète, on apprend que ces visages qui traversent moult situations sont un hommage à une amie disparue ; emportée par un cancer. « Tu seras un homme ma fille », une fille que les projections de son père ont forcé à être un homme, comme beaucoup de femmes du Liban maintenant, obligées de se battre comme des hommes pour survivre.

L’imagination de la sculptrice céramiste se donne libre cours dans les formes qui permettent de dédramatiser : ces histoires d’amour avortées, d’amitiés complexes, de cris non entendus, d’ahurissement, de cerveau qui fume de trop cogiter… La sculpture Amour avorté se déverse dans un grand récipient  qui déborde tant il est prêt à accueillir, mais il reste vide. Comme ces amours lancées, initiées selon Wadad Yazbeck, restées cependant lettres mortes. Il y a un petit cœur sur le crâne dégarni ; et si le cœur pouvait monter à la tête. L’artiste autodidacte n’a pas peur des clichés  … Comme pour le brain drain, un cerveau avec toutes ses complexités qui fend le crâne. Son amie était une magistrat, qui a dû exercer sans cesse la pensée, au point d’y avoir laissé des plumes. Puis viennent les mains, nombreuses, des quantités de mains pour un seul personnage qui entourent le crâne pour prier. Besoin de prière et de recueillement. Dans le chaos de la nuit noire de Beyrouth au dehors,  ces personnages, têtes roses dégarnies – comme nous en ces temps – qui brillent de la lumière du matériau, sont  une invitation à une méditation. L’éclat de la simplicité et de l’humour… et de l’amour. Pourquoi pas.

L’amie de la sculptrice avait été dégarnie du fait de son cancer ; la sculptrice en a vu toute la beauté, pas seulement la pauvreté. Il ne restait que les mains pour conjurer la douleur ; le travail de la main, de la sculptrice, de l’amie. En silence, en discrétion, hors des sentiers battus… pour venir s’exposer dans la crypte de l’USJ (Université Saint-Joseph de Beyrouth). Compatissantes, étonnées, élégantes, ces figurines pourraient faire office de talismans pour qui les acquerra. Peut-être agiraient-elles comme des anges gardiens tant elles porteraient la trace de l’amie aimante, fédératrice, partie.  Une des amies de l’artiste présente lors du vernissage, s’étonne de l’entendre livrer l’histoire. Pourquoi cette crainte toujours, si libanaise, de révéler ce qui rend le plus humain; de révéler la vulnérabilité ? En l’exposant avec  tout ce que celle-ci induit aussi, comme le courage, l’amour, l’amitié, l’élégance… Wadad Yazbeck embrasse la condition humaine en douceur. Et Compassion, une des sculptures phares de l’exposition,  prend toute sa place.  Le visage s’extrayant doucement d’un long tube  ressemble à une chenille qui se tord. Faut-il se tordre un peu pour rester dans la compassion et enfin éclore ? L’exposition de Wadad Yazbeck comme celle de tout artiste habité, est une invitation à suivre son propre chemin, en silence, y compris dans la tourmente.

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