Pourquoi je disais toujours oui : à l’appel du 14 mars, au Liban; à la vie, dans mon pays

Article : Pourquoi je disais toujours oui : à l’appel du 14 mars, au Liban; à la vie, dans mon pays
Crédit:
14 mars 2019

Pourquoi je disais toujours oui : à l’appel du 14 mars, au Liban; à la vie, dans mon pays

Je revenais de trois jours à travers  les sentiers et les montagnes du pays, dans la Bekaa Ouest, à Rachaya el Wadi,  à Baskinta, etc. J’avais arpenté des centaines de kilomètres à pieds et  à vélo,  parlé à l’armée,  à des paysans,  à des femmes voilées,  à de petits enfants en haillons, qui regardaient  mon vélo, mon casque et  ma queue de cheval blonde… J’ai admiré les paysages qui se déroulaient autour de moi, un road movie dans lequel je me fondais.

Je n’avais pas le sentiment d’être spectatrice de ce décor mais de m’y fondre. J’étais pleine de cette expérience, pleine du Liban… Mon pays fait partie de moi ; intrinsèquement. Il est dans tous mes écrits : il revient sous toutes ses coutures, la guerre sans cesse, le souvenir de la guerre, la violence, le béton envahisseur aujourd’hui,  les faux-semblants,  la chaleur et la générosité des acteurs du quotidien : de l’épicier, du marchand de fruits, du chauffeur de taxi, du vendeur de jus de pamplemousse sur la corniche… De retour de ce périple, je raconte à une amie septuagénaire – qui en avait donc déjà vu – mes impressions, lui disant que je m’étais sentie partout chez moi et que j’avais compris que personne ne cherchait à convertir l’autre, que nous étions bien ensemble. Elle me fit une réplique que je reçus un peu comme une claque : «heureusement qu’il y en a encore des comme vous, qui ont un espoir fou, au sens littéral du terme », l’air de me prendre pour une folle dingue d’oser voir les choses autrement, dans d’autres couleurs que l’orange, le bleu, vert, etc, plutôt en arc-en-ciel…

Ce 14 mars, j’ai envie de parler de cet «espoir fou » au regard de certains ; pas si fou que ca si l’on en croit les empreintes bien physiques de milliers de petons, toute tailles confondues,  qui choisissent de fouler le sol de la place de la Liberté dans tous les sens, tous les ans depuis  février 2005. Les empreintes de ceux qui ont choisi de renouveler l’espérance, de ceux qui ont versé leur sang, de ceux qui reconnaissent leur appartenance à cette terre, de ceux qui ont osé la discordance et qui l’osent encore…  Il suffit d’une voix, forte, puissante, pour que le chant s’élève, pour que le chœur s’élève. Ils sont rares ceux qui ont la voix qui porte, mais ils existent.  A l’occasion de son passage à Beyrouth au lendemain de la deuxième guerre mondiale, André Gide disait : «La valeur est du côté du petit nombre ; du côté de ceux qui ne font point partie d’un parti, ou du moins, qui même s’enrôlant gardent conscience pure, esprit libre et parler franc. Ils sont rares ; mais l’importance de leurs voix se reconnait précisément à sa discordance. C’est elle, ce sont eux qui seront plus tard écoutés ».

A chaque fois que ces voix discordantes se sont élevées, elles furent étouffées, bâillonnées, physiquement, sauvagement. Depuis  Bachir, de ce que je me souviens.  Je devais avoir treize ans quand Bachir Gemayel  a été élu à la présidence de la République ; j’exultai alors. Bachir avait 34 ans et il insufflait tous les possibles;  et nous en avions bien besoin après une année noire de guerre, de raids et de massacres. Une année écrasante de mort. Quelques semaines plus tard, un 14 septembre ; nous nous réveillions avec les radios annonçant l’assassinat de Bachir. Une chape de tristesse s’abattit sur nous ; le souffle de vie avec tout ce qu’il soulève fut étouffé d’un coup ; comme il le sera à chaque fois qu’il soufflera si fort qu’il aurait été capable de tout transformer ; comme en 2005, lors de la Révolution du Cèdre. La mort sauvage vint décimer Samir Kassir, Gebran Tueni, Rafic Hariri et maintes figures de vie et de changement, figures d’autres possibles. Mais combien de temps peut-on vivre sans possibles, sans imagination, sans horizon? Combien de temps peut-on vivre en apnée ? Pour pouvoir déployer mon imagination et donc la vie, dans mon pays ; je dis non  à ceux qui savent d’emblée, à ceux qui se servent du pays comme d’un hôtel, d’un bordel, à ceux qui jouent le rôle d’éteignoir , à ceux qui ont renoncé à l’autonomie de penser, de créer, de jouir, au nom des fantômes du passé ou du métal des armes…. «C’est la pensée et la poursuite du futur qui font le présent et non pas le passé. C’est toujours l’avenir qui est à l’ origine des cathédrales et des opéras », dit le philosophe Robert Misrahi. C’est tout simplement pour cela que je dis oui à l’appel de la place de la Liberté, tous les ans. C’’est au nom de ce désir d’avenir mais aussi parce qu’au fond,  je n’ai pas oublié: la guerre, la violence, la peur, quand bien même «après sa soif d’évènements, l’homme n’en aurait pas de plus violente que d’oublier »  comme le dit Herman Hesse et quand bien même nous n’aurions pas tardé à l’oublier la gueuse, pour pouvoir revivre. Mais il y a oubli et oubli ou oubli et déni…

Je ne peux pas oublier tout ce que nous avons construit, le chemin que nous avons parcouru : Bachir, Samir, Gebran et les autres,  morts ou vivants qui œuvrent dans l’ombre inlassablement, qui vingt fois sur le métier, remettent leur ouvrage… Pourquoi nos voisins, libyens, égyptiens, tunisiens, bahrainis, etc oseraient-ils dénoncer le péril qu’ils avaient vu en leur demeure et pas nous ? En le dénonçant, peut-être pourrions le prévenir?  Y réussirions-nous ? Qui sait ? Mais il est de notre devoir de ne pas nous taire. Qui se tait approuve. Et comme nous sommes pétris du sens du devoir, n’est-ce-pas, remplissons – le au moins cette fois, encore une fois, quand il mérite d’être pleinement accompli : Commence par faire le nécessaire, puis fais ce qu’il est possible de faire, tu réaliseras l’impossible sans t’en apercevoir (Saint François).

Paru dans l’Orient le Jour, 17 Mars 2011; sous le titre Pourquoi je dis toujours oui à  l’appel du 14 mars

Credit Photo : Naharnet

Étiquettes
Partagez

Commentaires