A lover’s manifesto to Beirut, une cartographie amoureuse de Beyrouth

Article : A lover’s manifesto to Beirut, une cartographie amoureuse de Beyrouth
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2 octobre 2024

A lover’s manifesto to Beirut, une cartographie amoureuse de Beyrouth

L’artiste chercheur Alfred Tarazi et son équipe de jeunes talents ont planché pendant des années sur les archives de la presse libanaise pour retisser les couches de l’histoire longue et mouvementée de Beyrouth, en une captivante fresque visuelle. Un nécessaire exercice de mémoire.

Une œuvre affranchie des genres

Il faut bien être d’irréductibles amoureux de la ville et de la vie, pour être au rendez-vous avec Beyrouth dans le studio d’ Alfred Tarazi à Dora, ce 19 septembre au soir alors que les cœurs sont en berne au lendemain d’une attaque israélienne meurtrière sur le Liban. L’artiste avait prévu de partager avec le public sur grand écran, le premier volet de son œuvre, A Lover’s manifesto to Beirut, fruit de longues années de travail. Alfred Tarazi s’y est plongé depuis dix ans avec les soutiens de feu Lokman Slim, de UMAM et de Monika Borgmann, du projet Beryt de l’UNESCO et celui d’une équipe qui compte de jeunes libanais enthousiastes, notamment ses deux partenaires Fady Tabbal et Alaa Feyfel pour le son et l’animation. Quatre autres volets sont prévus pour lesquels il est besoin de financement.

L’artiste Alfred Tarazi / Crédit : Wikimedia Commons

L’expérience est une première, quelque part entre le documentaire et autre chose de plus créatif, de plus inédit. L’artiste diplômé en arts graphiques à la base, a pris la liberté de de créer son propre genre ; pas de case, comme l’histoire de cette ville folle qui ne rentre dans aucune case mais qui subjugue le narrateur, une sorte de hakawati dont la voix off accompagne les images superposées, comme les couches de la ville. La question qu’il a voulu explorer dans ce travail est ainsi, celle du « rôle des images dans l’histoire traumatique du Liban » qu’il a également inscrite dans un cadre historique et géographique très large.

Beyrouth, des histoires d’amour et de violence

Pour comprendre la guerre du Liban et le cycle de violence qui, selon lui, n’étaient jamais finis et qui se perpétue encore aujourd’hui, il faut remonter loin et croiser les images.  Il n’y a pas de personnages dans le récit. C’est Beyrouth qui l’est.  Effeuiller les couches d’histoire, c’est revenir à l’origine… délicatement, pour mieux comprendre ce qui fait cette ville carrefour.

Le film commence dans les années 30 et projette des images de ce qui se passe dans le monde alors et pendant la guerre froide et se poursuit jusqu’aux années 80: l’esclavage, la guerre du Vietnam, etc. L’artiste voit bien que l’on fait partie d’un tout, d’un mouvement plus ample, celui d’une époque. L’époque qui captive en particulier Alfred Tarazi, est celle, concomitante de la libération sexuelle et de la lutte armée ; celle où une reine de beauté libanaise élue Miss Univers, Georgina Rizk, tombe amoureuse d’un résistant palestinien, chef de sécurité de l’OLP, Ali Hassan Salameh, assassiné par la suite en 1979 par le Mossad. Il fait de leur histoire le fil d’Ariane de son exploration. « Des deux côtés s’ouvrait un monde vaste, un monde d’idées qui ont changé le monde » dit Alfred Tarazi. Il dit voir dans les luttes armées de l’époque – qu’il s’agisse du Vietnam, de la Palestine, ou autre – une résistance à l’hégémonie de l’ordre occidental colonial ancien et bourgeois. Un ordre dont les méfaits se font encore ressentir clairement dans le Proche Orient éclaté d’aujourd’hui.

Crédit : Alfred Tarazi (avec son autorisation)

Le film qui projette des images sur trois écrans simultanément fait le parallèle entre un peuple qui perd sa terre et qui crie free the land -le peuple palestinien – et une population qui crie free the body. Oui, la révolution sexuelle était parvenue au Liban, comme l’attestent ces images nombreuses de femmes en bikinis, de coloris, qu’affichaient les magazines de l’âge d’or de la presse libanaise. Elle en est repartie depuis et la joie avec ; celle que procure la liberté.

« J’ai compris à quel point le phénomène de la lutte armée est un phénomène culturel qui a traversé tout le monde durant la guerre froide, notamment les pays du Tiers Monde » poursuit l’artiste chercheur. Et s’il concède que ce sont les dissensions au sein des pays du Tiers monde qui ont profité à l’Occident, il rappelle aussi « les doubles standards » de celui-ci, qui n’applique les valeurs démocratiques qu’il prône qu’à lui-même. En témoignent les crimes contre l’humanité commis dans la région, sous le regard voire parfois la couverture insidieuse de la communauté internationale. Ces crimes ne feront qu’alimenter la résurgence de la violence dans l’avenir, selon Alfred Tarazi.

Les images, un enjeu patrimonial

Avant d’être déchirées, ces villes étaient belles et abondantes ; les magnifiques images de Jérusalem ou de Beyrouth que le film donne à voir leur rendent hommage et à un certain état d’esprit. C’était avant qu’elles soient usurpées et bétonnées. Dans ce cadre, l’intérêt, hormis esthétique de ce Lover’s Manifesto est de nous rappeler notre patrimoine et de s’atteler à le préserver, en ce qu’il est porteur de certaines valeurs et d’une certaine culture.

« Tout cet héritage est menacé de disparaitre, il comprend les archives de Télé Liban – dont la digitalisation a récemment  fait l’objet d’un accord entre le Ministère de l’Information et l’UNESCO – de Studio Baalbek, les studios d’enregistrement des sons, etc. L’histoire de la modernité arabe a fini aux poubelles parce qu’on n’a pas su la préserver » souligne l’artiste qui rappelle que tous les grands artistes libanais ont travaillé à un moment donné pour la presse, qu’il s’agisse d’illustrations, de calligraphie. 

Il cite par exemple Diran Agemian, qui était le père de la caricature au Liban dans les années 30 et qui avait travaillé pour plus de trente publications, notamment pour le Dabbour. Mais également Aaref Al Rayess, Seta Manoukian, Paul Guiragossian. Pour Alfred Tarazi, ce travail qu’il entreprend est aussi l’occasion de cartographier les artistes libanais :

« À l’époque, ils pouvaient gagner leur vie en travaillant pour la presse. Comme la presse était faite à la main, tout était composé pour être imprimé ; les couleurs, la photo, la calligraphie. Elle comptait des artistes brillants et reconnus, dans l’imprimé  et dans la culture populaire. Je trouve une valeur immense à les préserver pour faire un portrait de cette époque».

Alfred Tarazi

L’artiste insiste sur la nécessité d’ « une politique de sauvegarde de la mémoire. Autrement, ce que les générations précédentes ont produit et écrit finiront à la poubelle et nous avec. Il faut vraiment qu’il y ait un éveil qui puisse créer un réveil culturel pour préserver la place essentielle que le Liban occupe dans le Proche Orient ».

Jamais autant qu’aujourd’hui, les propos de ce quadragénaire engagé n’ont été aussi nécessaires, à l’heure où tout ce que nous sommes est menacé de disparaître, dans la violence sauvage et l’indifférence générale. Est-ce cela la force de l’amour, d’un Lover’s Manifesto, celle de continuer à caresser, à sonder, à déployer une histoire… imaginaire?  Sa force est en tous cas d’être créatif et on ne peut que souhaiter que cette œuvre voyage au-delà des frontières pour rappeler la vraie histoire du Levant et sauver ce qui peut encore l’être de ce territoire unique.

Publié dans l’Orient le Jour, 2 Octobre 2024

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