Farjallah Haïk, l’immense romancier francophone, retrouvé

Article : Farjallah Haïk, l’immense romancier francophone, retrouvé
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11 octobre 2023

Farjallah Haïk, l’immense romancier francophone, retrouvé

Publié dans les plus grandes maisons d’édition parisiennes telles que Gallimard, Calman Lévy et Plon au début du siècle dernier et relativement méconnu au Liban. Cet immense écrivain de la « libanité » et de l’universel, moderne et anti-moderne à la fois, est réédité par l’Orient des Livres, à l’initiative de Jocelyne Dagher Hayeck, fervente lectrice et native du même légendaire village de Beit Chabab que Farjallah Haïk. À cette occasion une rencontre a eu lieu pour le lancement de cette collection à la Fondation Corm, avec Jocelyne Dhager, Bertrand Fattal et Ramy Zein modérée par Alexandre Najjar.

Si Jocelyne Dagher achète Farjallah Haïk en 1985, elle ne le lit qu’en 2014. C’est alors la révélation. Le désir de partager et de préserver ce dense et lumineux « trésor » avant qu’il ne se perde, la pousse à porter et mener ce projet de réédition y compris dans des temps ardus comme ceux que nous vivons. « Vous posez un acte civique et un acte de foi à un moment aussi délicat de l’histoire du Liban. Je vous remercie en tant que lecteur et en tant que citoyen » salue Ramy Zein. Le souffle et la puissance visionnaire de Haïk, sa révolte fougueuse et sa modernité sont une aubaine pour le lecteur d’aujourd’hui, a fortiori libanais ; comme un rappel de la force de vie et des origines. Ses romans, des épopées de la condition humaine, parlent au lecteur d’aujourd’hui comme ils avaient parlé aux lecteurs du XXème siècle en France ou au Liban. Déjà alors, par la grâce de son verbe libre, et de son style châtié et poétique, l’auteur se confrontait en pionnier et sans tabou à des thématiques essentielles. Beaucoup d’entre elles mises ou remises sur la table seulement aujourd’hui, un siècle plus tard, telles que le lien à la terre, la femme, les relations entre les sexes, l’appel de la chair, l’inceste et la pédophilie ou encore la foi et le cléricalisme.

Il suffit de lire la préface de Jocelyne Dagher pour avoir envie de s’atteler ou de se remettre illico à la lecture de l’écrivain. Actuellement, quatre titres ont revu le jour : Barjoute et Al Ghariba, représentant ce que l’on a coutume de nommer le cycle de la montagne, Joumana et L’envers de Caïn, représentant le cycle de la ville. Camus, avec lequel Haik entretenait des relations amicales et duquel il était un grand lecteur, écrit à propos de L’envers de Caïn : « C’est l’un des manuscrits les plus forts, les plus courageux et les plus authentiquement humains qu’il m’ait été donné de lire durant ma carrière de directeur de collections… Vous avez le sens, mieux, la divination de certaines profondeurs humaines insoupçonnées. ». Farjallah Haik est éminemment humain dans sa révolte, son mysticisme, sa quête d’absolu, ses nuances et ses paradoxes. C’est bien cette humanité assumée, sa complexité et sa richesse qui le rendent si captivant comme l’ont souligné à leurs manières chacun des intervenants de la table ronde. Ils partagent ce qu’ils ont retenu de ce prolifique auteur : son panthéisme, la place qu’il accorde à la femme, son rapport à l’altérité et son engagement social et politique, délesté de l’adhésion aux codes et aux institutions. Et dans ce sens, Ramy Zein rappelle que la particularité de l’écrivain était de ne s’être jamais installé à Paris, à la différence des autres écrivains francophones qui cherchaient à y tisser un réseau pour se faire connaître.

Ce même esprit libre et novateur mène l’écrivain à oser le « bilinguisme ». Il fait cohabiter des expressions libanaises « dans leur jus » – quand il estime que cela sert au mieux son propos – avec son attachement à une tradition littéraire française et avec la recherche d’une certaine élégance stylistique comme le notent Jocelyne Dagher et Ramy Zein. Ils font également remarquer la prééminence dans ses romans, du paysan à qui Haik reconnaît une noblesse et une valeur à part. La « mystique du sol » est au cœur de son œuvre ainsi que son réalisme poétique que Jocelyne Dagher compare à la peinture impressionniste. Les magnifiques couvertures qu’elle choisit pour les livres, des toiles auxquelles le peintre Joseph Matar a contribué y font d’ailleurs écho. Haik cherchera, selon Ramy Zein, par ses romans de la ville, à s’écarter de la tendance éventuelle à le réduire à un écrivain régionaliste, de la ruralité. Ceux-ci seront moins bien reçus. Sa fiction poétique et sa révolte au ton camusien, suffisaient par eux-mêmes à donner à ses livres la portée universaliste à laquelle il aspirait.

Camus, Haik, même combat selon Jocelyne Dagher. Elle voit en eux, deux « fatalistes révoltés dont les luttes sont d’autant plus poignantes que l’issue est connue d’avance ». Cette quête d’absolu se retrouve dans le mysticisme et la spiritualité qui imprègnent l’œuvre de Haik, « sa foi provenant plus d’un panthéisme à la Spinoza plutôt que d’une religiosité » codifiée. D’ailleurs, anticlérical et « visionnaire, il travaille pour dépolitiser la religion et laïciser la politique » observe Jocelyne Dagher et n’a de cesse de lutter pour un Liban multiple, de concorde et de paix, médiateur entre l’Orient et l’Occident. Ramy Zein corrobore : « l’écrivain a souhaité se positionner comme un patriote soucieux d’unité nationale, avec un parti pris évident pas toujours nuancé, notamment dans la crise de 1958 et la guerre de 1975. Ses romans comme La croix et le croissant et L’aveugle de la cathédrale, sont ancrés dans l’histoire contemporaine du pays. Engagé et politique, Farjallah Haik dénonce également les mouvements nationalistes arabes et le « nassérisme » dixit Zein qui rajoute aussi que « si l’écrivain incarnait l’acculturation française à un très haut degré, il n’épargnait pas pour autant l’Occident. « Dans Lettre d’un barbare publié en 1971 à Beyrouth, il s’en prend à ce dernier qui délègue tout à la machine, qui transforme le sexe en objet de consommation et qui promeut la médiocrité… Dans Dieu est libanais, c’est plus spécifiquement à la puissance mandataire qu’il s’en prend, dénonçant par exemple le pillage archéologique, l’incompréhension de la mentalité libanaise, l’insuffisance de la politique de développement relevant l’état des routes, la gestion du Port de Beyrouth, et le monopole des tabacs et des chemins de fer accordé à des sociétés françaises. Mais ces reproches émanent d’un amour de la France », rappelle encore Ramy Zein.

S’il est un sujet qui fait l’unanimité et sur lequel tous les intervenants se sont attardés, c’est bien celui de la femme. Haik s’avère précurseur par la place prépondérante qu’il lui accorde dans son œuvre, même si « elle apparaît dans des rôles très contestés : la victime opprimée par l’homme mais aussi la créature inquiétante, dangereuse ; rarement dans une relation apaisée, équilibrée avec l’homme » où il faut noter aussi « les relations incestueuses dans leur acception littérale ou symbolique ». Pour Jocelyne Dagher, bien que soumise au poids des traditions chez Haik, la femme apparaît néanmoins assoiffée « d’émancipation », autant que « sensuelle, souveraine et blessée ». Les romans Al Ghariba et L’envers de Caïn ont la préférence de Bertrand Fattal. Ce dernier s’est interrogé surtout sur la modernité et l’anti-modernité de l’écrivain. Pour lui, L’envers de Caïn est « puissant, constitue une odyssée moderne, une grande œuvre, un ovni qui dérange les idées du moment », tandis que la femme « enfermée chez Haik, dans la figure de prostituée ou de sainte ; son impossibilité de la comprendre et l’idée que l’homme doive toujours la dominer, dessine son anti-modernité ». Dans Al Ghariba, celle-ci symbolise la figure de l’étranger qui concentre toutes les peurs du village », comme elle symbolise également « deux forces qui s’opposent : ceux qui veulent aller vers la modernité et ceux qui s’opposent au changement ». Au-delà de la femme, Fattal s’attarde aussi sur la figure des pères de ces romans dans lesquels il voit « des pères en faillite » sauf dans L’envers de Caïn. « Par l’impossibilité d’entendre l’autre autrement que comme bourreau ou victime », « par l’impossibilité de rencontrer l’autre incarné par la femme et par la faillite des pères, le romancier est précurseur en ce sens d’une certaine faillite du Liban » conclut Bertrand Fattal. Il reste la lecture « jouissive » de l’écrivain.

*Les livres sont vendus en ligne sur le site de l’Orient des Livres et le seront dans quelques mois sur Amazon

Cet article a été initialement publié dans l’Orient le Jour.

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