Ces imprimés du tissu humain

Article : Ces imprimés du tissu humain
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6 juin 2023

Ces imprimés du tissu humain

Je me suis joint à cette aventure du Beirut Physical Lab, car j’avais besoin de danser, de me reconnecter à mon corps, dans un Liban qui avait fragmenté toutes mes articulations ces dernières années. J’y ai rencontré un mini Liban qui m’a enveloppée. Des jeunes de tout milieu qui dansent ensemble, qui explorent ensemble : un Syrien qui vit à Chatila, un libanais diplômé de l’Université Libanaise, une jeune venue d’un milieu privilégiée, discrète ; une autre aussi, des arabophones, des francophones, quelques anglophones, une étudiante française en échange à Beyrouth. Le projet est porté par un danseur chorégraphe libanais engagé, fondateur du Beirut Physical Lab, Bassam Abou Diab et une danseuse et chorégraphe suisse, éprise du pays, Simea Cavelti. C’est vrai que le corps est un laboratoire. Pas de différence, cette humanité partagée, la joie partagée. Et soudain la joie dynamitée… la mort vient taper un après-midi de printemps. Un des danseurs, Béchara, s’est noyé emporté par le courant à Byblos, il voulait aller voir la mer. La veille il embrassait la prof chorégraphe. Pourquoi tant d’émotion ? J’étais moi-même étreinte par l’émotion de le voir si déchiré, d’avoir terminé l’expérience de ces longs cours durant trois semaines… comme un sentiment d’irréversible. La jeune chorégraphe lui répond : « mais je reviendrai à Beyrouth ». Il voulait faire partie de la performance ; il n’avait pas été sélectionné. Le prof lui avait dit « tu n’es pas encore prêt ». La vie ne lui aura pas donné le temps de s’apprêter ; la mer l’a dévoré.

Représenter, danser, jouer. Il est beau, léger, le regard enjoué, Béchara, comme une bonne nouvelle, comme son nom l’indique.

On échange sur le pas de la porte ; il me dit je veux me dédier à la danse, au théâtre, je prends tous les cours de Bassam – le charismatique prof de danse et chorégraphe, fondateur du Beirut Physical Lab – j’ai fait du théâtre à l’Université Libanaise (UL). Parlons-en de l’Université Libanaise aujourd’hui paumée ; qui paie le prix de la décadence de l’Etat ; tous ces jeunes diplômés de l’UL qui en veulent, solidaires entre eux, ambitieux… Ils font d’autres boulots pour gagner leur vie mais se dédient à leurs passions sans prétention, cherchent encore à apprendre, ne ratent pas un atelier, une opportunité. Béchara travaillait au guichet du théâtre Al Madina, pour pouvoir payer tous les ateliers qu’il souhaitait faire. Il travaillait aussi comme coiffeur pour survivre. Il aimait le visage des femmes, la chevelure des femmes, sans déclaration ostentatoire, en douceur. Il n’affichait pas ce travail qu’il faisait pour survivre. Il s’intéressait en réalité à sa passion, le corps, l’énergie de la danse, du théâtre.

Il faut des parallèles, des vies parallèles pour survivre au Liban mais les parallèles ne se retrouvent jamais sauf à l’infini c’est peut-être pour cela que Béchara est parti à l’infini ; pour se retrouver. Ces êtres qui irradient quelque chose,  qui portent en eux une soif de connexion, de création ; d’envol. Est-ce pour l’étancher qu’ils sont emportés là-haut, un peu tôt ? On veut ainsi se consoler

Est-ce pour cela que l’on danse, pour l’envol ? Pour transformer ces imprimés ; les imprimés de la survivance d’autant plus collants que la violence du pays chéri les plaque sans appel tous les jours plus ? Les articuler, les tisser ? Le corps prend le parti de dire les mots réprimés, des imprimés, dans la mémoire cellulaire. Les imprimés ensemble font une toile : les jeunes danseurs, chacun avec son imprimé ont créé un alphabet, pour retrouver celui, originel ; de la joie d’exister, de se mouvoir et de s’émouvoir, ensemble. Beyrouth est physique, Beyrouth est un laboratoire. Bassam Abou Diab a bien trouvé le nom de son association.

Représentation à Beirut Art Center, Zoukak et à l’Institut Francais Deir El Qamar dans les jours qui viennent. Infos sur les réseaux sociaux de Beirut Physical Lab

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