La poésie au temps du choléra

Article : La poésie au temps du choléra
Crédit: LAURA BRAVERMAN
29 janvier 2023

La poésie au temps du choléra

Silence de cathédrale dans le Mina Image Center. Le nom me renvoie à Mina, l’héroïne de Tendresse des loups de René Fregni, plutot qu’au port, « mina » en arabe. Le nom déclenche une association immédiate dans mon esprit, un état d’esprit, tout comme peuvent le faire les lieux. Les lieux imposent une attitude, du moins, en invitent une. Ici, ils invitent le silence. Des aquarelles représentant des formes géométriques, colorées, petites, apaisantes ornent les grands murs blancs. C’est une poète peintre américaine, Laura Johanna Braverman férue de géométrie sacrée qui expose. Il y a assurément quelque chose qui nous dépasse  et qui a du sens dans ces combinaisons, formes, représentations. Les aquarelles sont accompagnées de poèmes. En les observant et en déambulant dans ce vaste espace d’exposition, de plusieurs mètres de hauteur sous plafond –  conçu par la talentueuse et visionnaire Lina Ghotmeh –  surplombant le port et tout le quartier qui avait été calciné, ruiné, dévasté il y a tout juste deux ans par l’explosion du 4 Août; en écoutant dans le plus grand silence, les poétesses dire et lire, leurs hantises, je m’aperçois combien il me faut sortir d’ici. « Ici» est devenu trop petit; comme un vêtement trop étroit qui risque de se déchirer d’un moment à l’autre. Etriqué. Sortir des vies étriquées que l’on nous impose. La chenille doit sortir du cocon pour exister, pour voler ; a fortiori quand celui-ci  n’est plus douceur mais carcasse.

Cette soirée poétique se passe le soir même où les magistrats viennent de libérer tout de go et inopinément, tous les complices présumés du crime contre l’humanité, jusque-là impuni. Des députés qui réclament justice pour les familles des victimes, sont tapés au vu et au su de tous, au sein même du Palais de Justice, par les sbires du Ministre de la justice, également présent et dont la langue de bois aggrave d’autant l’indolence désengagée et irresponsable…  La chenille veut sortir du cocon qui n’en est pas ; la chenille veut s’éloigner de cette atmosphère délétère et fétide de palais.

C’est peut-être l’effet de la poésie ; ce réveil de désir d’explosion, d’expansion, longtemps contenu. L’effet sans doute plutôt de la poésie partagée, lue dans un cercle d’écoute. Comme dans les temps passés ; les cercles de derviches, de soufis, cercle des poètes disparus. Le Mina Image Center, tout en étant dédié à l’image du XXIème siècle a osé défier le siècle fait de bruits, de cacophonie et d’étourdissement, en offrant du silence aux poétesses; et une écoute profonde. On s’aperçoit encore plus de l’importance de celle-ci en participant  à ce silence et à cette écoute qui honorent celles qui lisent.

Ce soir-là, celles qui lisaient étaient femmes ; pas un seul homme. Les organisatrices n’avaient pourtant pas spécifié un genre. Par le passé, en Orient, les poètes étaient hommes. Est-ce le siècle qui veut l’inverse maintenant ; ou est-ce la région ? Sont-ce seules les femmes ici qui s’accordent le droit à la poésie et qui choisissent de la partager? Elles portent elles-mêmes leur voix. Toutes sauf une lisent en anglais ; je suis beaucoup plus touchée par celle qui lit en arabe. C’est physique : illico, sa voix en arabe me capte autrement. Peut-être que la poésie nous remue du dedans, viscéralement quand elle est dans la langue maternelle.

Les poèmes partagés ce soir-là, hormis pour Laura Braverman, sont viscéraux. Ils ne sont pas en couleurs pastel et douces comme les aquarelles de l’américaine. Ils semblent plutôt vêtus de noir comme le sont les poétesses qui s’aventurent à voix haute sur le chemin du désir, de l’angoisse, de la chair, de la peur, de la violence. Leurs poèmes venaient sans aucun doute du Liban de ces dernières années; ceux de Laura Braverman, d’un autre Liban, plus fruité, arboré, coloré. C’est l’avantage de ne pas être du lieu, physiquement, charnellement. On peut continuer à le voir autrement, ne rien lui demander de plus, ne pas lui demander de se relever, ne pas être déchiré par sa déchéance et sa violence.

Quel qu’il en soit, les louves noires et tendres ont pu déposer dans cet arc de cercle bienveillant,  dans cet abri à quelques mètres de la puanteur du port, une partie de ce fardeau qui s’est logé en elles, et ont dû sortir plus légères, en tous cas comblées. De s’être accordées le temps d’écrire, de s’asseoir, pour entendre le monde, la vie, le silence. S’être autorisées tout cela en écrivant. Le silence de l’écriture se prolonge manifestement dans le temps de lecture à haute voix, où chacune sait attendre longtemps son tour, à l’exact opposé de ce qui se passe dans l’émission « Il est temps » ie « sar el waet » du célèbre journaliste Marcel Ghanem. Ce soir- là, dans « sar el waet » ministre, députés et autre hommes politiques s’invectivent. Aucune poésie dans leurs échanges. Aucune place à une perspective d’apaisement, d’espace… Même l’Amérique, s’était réconciliée le temps d’un poème : Bill Clinton avait demandé à Maya Angelou et à Toni Morrison un poème pour son investiture. Même la terre du capitalisme sauvage et de la realpolitik fait appel à la poésie dans sa quête sporadique de perspectives ou de grandeur. L’Amérique jubilait alors pour deux femmes de lettres, noires, dangereusement libres, fières et tendres comme des loups.

La poésie comme l’amour chez Garcia Marquez, trouvera-t-elle sa place au temps du choléra au Liban?  La tendresse des loups peut-elle avoir raison de la faim sans fin des charognards du Liban?


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