L’iceberg des relations incestueuses

Article : L’iceberg des relations incestueuses
Crédit: Pixabay
15 janvier 2023

L’iceberg des relations incestueuses

Je me réveille en pleine nuit, agitée par un cauchemar bizarre : j’ai rêvé du banquier avec lequel j’ai maille à partir en ce moment ; je suis en maillot dans une piscine avec d’autres convives, quelque part dans la montagne, et on dirait que je suis chez ce même banquier qui ne me rend pas un centime de mon épargne que j’ai placée dans un fonds à l’étranger par son intermédiaire, dix-huit ans auparavant, ayant confiance en son intégrité présumée. Un sentiment de malaise profond me réveille apeurée, troublée. Si j’en suis à voir ce banquier dans mes rêves et à me sentir désorientée dans ce magma de relations humaines, inhumaines, c’est que le mal s’est incrusté, jusque dans mes nuits. De ma vie, du moins de ce que je me souvienne, banquiers, gestionnaires ou autres protagonistes de la vie matérielle n’avaient eu accès au domaine de mes nuits.  

L’étau de ces relations incestueuses dans lesquelles on se démène au Liban, a sans doute étouffé toutes mes capacités d’imagination pour que j’en vienne à rêver du banquier qui a détourné mon épargne et qui me suggère d’aller voir ailleurs s’il y est lorsque je la lui réclame. Ainsi, même par la voie du rêve, n’ai-je pas trouvé de solution – on dit que le rêve donne en général des ouvertures – puisque le rêve est devenu cauchemar ; Baal ayant étouffé Dionysos et la fluidité de la nuit.

Quoique tu fasses pour trouver une solution, pour faire appel à la justice, à des hommes de droit, amis, connaissances, tu es confronté à la cynique toile d’araignée des intérêts, immédiats, devant laquelle ne comptent plus ni l’éthique, ni la justice, ni la justice sociale, ni même parfois l’amitié… aucune des valeurs classiques qui guideraient l’humanité. Nombre d’avocats se targuent de « conflits d’intérêt » ou de liens « sociaux » pour ne pas défendre le petit épargnant démuni face à une banque dont le fondateur, refuse allègrement de rendre les fonds sous prétexte qu’il les aurait placé en pool à la Banque du Liban, y compris sans le consentement préalable du client, quand bien même ce même banquier fustige ses confrères et clame haut et fort dans les médias, qu’il est le seul à ne pas avoir de problèmes de liquidités, à avoir vu venir la crise, qu’il avait placé les fonds qui lui étaient confiés à l’étranger et qu’il a restitué aux investisseurs leurs donnes. L’on ne peut que se demander pourquoi les médias qui n’accordent aucune place à quelque banquier qui soit, lui ont donné voix au chapitre, à lui seul, et du moins pourquoi ils n’ont pas fait leur travail d’enquête avant de le faire. Il m’est arrivé, ceci dit, dans ma vie de journaliste d’écrire sur des personnalités qui vantaient toutes leurs prouesses et vertus morales et pour lesquelles je découvrais plus tard, en parlant avec des tiers ayant eu à faire à eux, l’inexactitude du propos, voire même le contraire exact de ce que ceux-ci m’avaient « vendu ». Je regrettais alors entre moi et moi-même de leur avoir accordé une histoire et une place importante. Mais les temps sont à la disette, y compris peut-être pour les médias dits sérieux. Le délabrement dit-on, justifie moult entorses.

Le plus douloureux est que dans ce contexte de la seule loi du plus fort – par fort, entendre capitaliste sauvage – on est empêchés d’être ce qu’on veut être, poussés à être ce qu’on n’est pas, à se fâcher avec ceux que l’on estimait, à solliciter de l’aide ou de l’attention ici et là pour se défendre, et le pire à mendier ses propres sous, ses droits, et à se sentir moqué ou plaint si l’on en venait à parler de droit. C’est sans doute un des seuls pays où tous les étalons sont inversés, alors que le langage de la justice et du droit est le seul qui préserve l’ordre social et la concorde. Car quand les règles du jeu sont claires, nul ne se sent lésé ; sauf que ce n’est plus un jeu quand d’ores et déjà, il n’y a pas de règles. Même la loi de la jungle est plus honnête ; n’y attaquent que ceux qui ont faim… Ce qui n’est manifestement pas le cas chez nous; y attaquent ceux qui ont boulimiques, pourtant déjà repus et complètement enveloppés et protégés; et du bas de leurs fortunes millionnaires, ils ne trouvent qu’à grappiller sur les os des moins gras. Même état d’esprit de violence, d’arrogance, de corruption que quand la police et l’Etat emprisonnent William Noun, frère d’une victime du 4 Août, alors qu’ils sont supposés l’accompagner dans sa démarche pour faire justice.

Le droit a ceci de particulièrement puissant qu’il protège en réalité les deux parties ; limitant le sentiment d’insécurité, qui est précisément ce qui pousse aux pires agissements. Dans un petit pays comme le nôtre, rien ne régule les pouvoirs que les contre-pouvoirs. Au Liban, ils n’existent pas puisqu’ils sont aux mains des mêmes : leurs frères, leurs beaux-frères, leurs relations par alliance, sans alliance, leurs copains, etc. L’État de droit se fracasse sur le mur des relations incestueuses, sur le lego des intérêts des castes de tous ordres. Or « la paix est l’œuvre de la justice » comme le dit la prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, et celle-ci ne coïncide pas toujours avec l’absence de conflits. Face à l’injustice criante, les belles paroles ne suffisent pas ; il n’est qu’une seule voie, celle de se mouiller, quitte à briser l’iceberg des relations incestueuses. « La paix est l’œuvre de la justice ».  

Étiquettes
Partagez

Commentaires