N’oublie pas de prendre une photo du soleil pour moi

Article : N’oublie pas de prendre une photo du soleil pour moi
Crédit: Pexels / Pixabay
6 avril 2022

N’oublie pas de prendre une photo du soleil pour moi

Invités d’un podcast Sardé After Dinner, le couple de cinéastes Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige partagent leur expérience autour du making of de Memory Box et à partir de là, de manière plus vaste, sur leur travail et sur ce qui les guide. Le rythme et le débit des deux artistes est apaisant, ancré. Ils ont libéré leur parole tout en étant à l’écoute du monde et d’eux-mêmes, et sans tomber nécessairement dans la vitesse  et les thématiques imposées par le siècle. Ils ont maintenu leur rythme, leur vérité. Khalil ne mâche pas ses mots et mentionne sans artifices, le nivellement par le bas, les télés/productions, etc « qui prennent les spectateurs pour des cons » et leur servent des produits en accord avec ce présupposé. Des produits qui ne leur prêtent aucune intelligence c’est à dire la capacité à penser. C’est « l’ère des managers » dit Khalil ; l’ère de l’efficacité ; lui et son épouse, partenaire d’art également, ont délibérément choisi celle de la poésie, d’un rythme qui prête à l’exploration, à la recherche et à la rencontre. Le prêt à penser, la paresse intellectuelle sont en effet bien plus faciles que l’exercice de la pensée, ils mènent cependant très vite à la servitude volontaire et à la soumission, lesquelles expliquent pour beaucoup pourquoi le pays en est là où il en est aujourd’hui.

C’est ainsi que le couple de cinéastes racontent travailler avec leurs comédiens en prenant le temps de la rencontre, du cheminement ; tout comme leurs protagonistes prennent le temps d’ouvrir  la Memory Box et de voyager au cœur des révélations qu’elle induit. Une vraie rencontre est mouvement, déplacement ; temps de déploiement. Encore faut-il accepter ces deux derniers : accepter d’être déplacé et de prendre le temps de l’attention. Le public dans les salles n’est pas nombreux pour un film comme celui-ci, crucial pour la mémoire et notre réconciliation. Peut-être est-ce le prix du billet, rébarbatif 100 000 LBP ? Mais nombreux sont ceux aussi qui répliquent d’emblée : « on ne veut pas voir », « on n’a pas envie de voir encore la guerre, c’est fini la guerre, etc, on en a assez ». Il peut être douloureux de se confronter à la mémoire, à ce qui fait partie de notre histoire. Mais amnésie égale d’une certaine façon, répétition et soumission.   

« On a vécu ça », me souffle l’amie qui voit le film avec moi. J’acquiesce. Quelques minutes plus tard, elle reprend : « on a vécu tout ça » comme si elle se le répétait à elle-même tellement cela semblait fou , vu avec la distance des années; comme si elle en prenait soudain conscience… Je suis étonnée qu’elle me signale  plus d’une fois qu’ « on a vécu tout ça »; comme si j’avais oublié, comme si l’on pouvait avoir oublié. On n’a rien oublié. ; la mémoire du corps est là, immédiate, plus forte que tout. Dès qu’on voit les images, tout revient. Oui, oui, on a vécu tout ça ; et on vit encore autre chose, autrement terrifiant, indigne ; puisqu’il n’est même pas le fait d’une guerre directe mais d’une annihilation plus subtile… Or c’est précisément cette mémoire partagée, ce vécu commun, fou, sombre et lumineux tout à la fois,  ce rythme particulier, qui nous lie à cette terre et entre nous ; ces visages de soleil  en dépit des épreuves, que le drame de cette ville a pourtant volés ; et ce soleil, l’astre lui-même. Peut-être qu’ils ne pourront pas l’atteindre celui-ci… ou bien si, va savoir.

« N’oublie pas de me prendre le soleil en photo », demande la grand-mère dans le film à sa petite fille qui va à Beyrouth. Elle vit au Canada ; le soleil n’y aurait pas la même caresse. La petite- fille qui s’est rendue au Liban, fait, depuis le cimetière, un appel vidéo avec sa grand-mère demeurée à Montréal pour que celle-ci leur indique l’emplacement de la tombe qu’elles sont allées visiter avec sa mère. Il y  a de la poésie, dans le film même après les funérailles ou la messe de quarantième ou de souvenir d’un an… Les dates ne sont pas très précises ; mais qu’importe ; après les funérailles, il y a eu les retrouvailles. . Peu importe les temps ; peu importe la logique ; c’est simplement la logique de l’affect

Propulsée à Beyrouth après avoir découvert par hasard le faire part de décès de son amie d’adolescence ; encouragée à regarder ce passé enterré dans la boite dans la cave avec un regard autre, celui de sa fille enthousiaste et fraiche, la mère revient à la vie. Les mères taisent, les filles incitent au dévoilement, à l’expression tout simplement. La jeune génération ose s’exprimer, exprimer… En s’exprimant, elle autorise l’autre à faire pareil et tout le monde s’en porte mieux. « Les pleurs souvent se transforment en cris. Des cris naissent la révolte. Et c’est juste. Demain, la jeunesse descendra dans la rue pour secouer avec rage ce monde qui ne la protège pas, qui ne lui offre rien. Il faudra se souvenir qu’elle le fait au nom des coups qu’on lui a porté et de l’horizon qu’on lui a bouché » écrit Laurent Gaudé, dans un magnifique texte à l’adresse de Beyrouth au lendemain du 4 Aout, intitulé A ma chère ville impossible,  

Aussi bien Memory Box que Beirut, the aftermath, le documentaire de Fadia Ahmad, un témoignage autour de l’explosion du 4 Aout qui a fait le tour des festivals de la planète se terminent sur la corniche, le long de cette Méditerranée qui ouvre tous les horizons … ou qui en donne du moins l’illusion. Sur la corniche, la vie reprend. Et la filmographie aussi bien de l’un que de l’autre célèbre les flots et cette lumière de Méditerranée à l’heure où tout s’apaise. La mer invite au large, à la libération, douce, sans édulcorant. Ne pas museler la vérité, ne pas l’édulcorer. Au moins, témoigner. Terminée, l’époque des édulcorants. Le monde entier en revient. Ils sont le cancer assuré. Assumer la clarté de Méditerranée.  Fini le Liban des équilibres édulcorés. Rendez-vous dans les Election Box après avoir osé ouvrir la Memory Box.

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