Beyrouth, l’après-coup

Article : Beyrouth, l’après-coup
Crédit: Wafic Dabbous
22 novembre 2021

Beyrouth, l’après-coup


Le titre du film de Fadia Ahmad dit tout en lui seul. L’après-coup, ce concept de psychanalyse n’a rien d’intellectuel, il est entièrement physique. Quasiment. Bien après le 4 août 2020, les secousses de l’explosion continuent ; grondements sourds dans le ventre du pays. Comment se relever après une telle gifle, et les coups de massue qui se sont suivis ; justice absente, tronquée, effondrement économique et corruption démultipliée ?  Laisser la vie faire, peut-être  mais aussi chercher un peu de lumière ; pour pouvoir imaginer qu’autre chose est possible. Cet autre possible, ce sont les artistes, ou les maîtres, éveillés,  qui le signalent, comme une petite lueur, au loin sans doute ; mais une lueur tout de même.

Il y a quelque chose de la nuit de Beyrouth dans cette salle de cinéma quand on s’y engouffre un après-midi de novembre tôt, quelques jours avant la fête de l’indépendance présumée. On y pénètre d’un pas presque solennel, curieux mais aussi peut-être inconsciemment inquiet, de ce que l’on va y trouver, de comment on réagira d’autant plus que l’actualité n’est pas particulièrement légère.  Quand le générique a fini de passer, la salle est dans le silence… l’absence ? Personne ne bouge. La cinéaste prend le micro quelques minutes et demande si quelqu’un souhaite partager, commenter, interroger, etc. Pas de réaction. Hébétude ; nous sommes encore en état de stupeur, manifestement. Juste le silence ;  puis les larmes quand les pompiers qui ont témoigné dans le film et qui ont perdu certains des leurs, sont appelés auprès de la réalisatrice. Eux n’ont pas besoin de mots ; c’est leur présence qu’ils ont offert lors de l’explosion, et après. Ils se tiennent là, debout, dignes, en uniforme et en silence. L’institution, l’uniforme, l’ancrage quel qu’il en soit, au-delà des mots de circonstance ont quelque chose de rassurant, de supérieur.  La cinéaste signale, par ailleurs, que certains de ceux qui avaient participé au film ne sont pas là car ils ont « dû quitter le pays ».  Vouloir quitter, devoir quitter ? Ténue ligne de faille sémantique. Le résultat est là. La mélancolie que porteront en eux, toujours ceux qui seront partis, comme le dit l’écrivaine Elif Shafak. Et le sentiment d’être étranger : « sache que partout, tu seras une étrangère », dit Camille Salamé – dans le film L’Héritage de Matthieu Gaat –  à sa fille qui lui annonce avoir décidé de quitter le pays,  après le 4 août. Voilà l’après-coup : la mélancolie de l’exil, le stigmate de l’étranger qui colle à la gorge et à la peau ;  la question insoluble : partir ou ne pas partir ?

Le documentaire de Fadia Ahmad se termine sur les images de la mer, fluide et scintillante et des pêcheurs ; comme pour nous laver, pour laver cette ville. Combien de vagues, combien de ressacs faudra-t-il ? Combien de courses comme les foulées de la cinéaste le long de la corniche et de la plage ? Celle-ci « promet en tous cas de courir les festivals avec ce film, jusqu’à ce que notre voix soit entendue dans le monde entier » dit-elle. « La scène internationale ne sait pas ce qui s’est passée après le 4 août ». Emue, révoltée, Fadia Ahmad dit avoir voulu donner la parole  à chaque personne dans ce documentaire après le 4 Août. Elle insiste sur la nécessité de porter la voix. Mais avant de courir  les festivals, n’est-il pas question de ce que nous, ici, recouvrions notre voix sur place?  Faut-il d’emblée appeler à l’aide les étrangers ou plutôt se réveiller sur place pour commencer lorsque même les familles des victimes se sont désunies face à la justice ?

S’il est une chose qu’il faut retenir de ce film, c’est la nécessité de témoigner. De garder la mémoire de ce cataclysme, de la tragédie… Les humains ont la mémoire courte. La mémoire s’entretient et l’entretenir est un choix et une décision, suivie d’actes à poser. Il faut voir ce film pour se souvenir, pour ne pas oublier… Peut-être était-ce trop tôt pour nous Libanais de se replonger dans cette atmosphère ; mais on ne peut qu’avoir envie de proposer à la cinéaste d’organiser une rencontre avec les « officiels » et les « dirigeants » autour du film. Peut-être que ces gens barricadés dans leurs datchas, réagiront enfin, peut-être que quelque chose bougera dans leurs consciences, ou peut-être continueront-ils,  au final à manger imparablement leur pop-corn comme mon voisin de salle, tout le long du film, sans être arrêté par quelque image, quelque témoignage qui soient. Tant qu’ils seront protégés comme lui par l’obscurité, ils pourront continuer à se  goinfrer… Jusqu’à ce que les projecteurs des artistes comme Fadia Ahmad et autres, des journalistes, penseurs, objecteurs de conscience soient braqués sur eux et qu’ils fassent tomber le masque des illusions.  Si le film de Fadia Ahmad fait le tour du pays avant les élections, il y aurait des chances que les urnes enfin nous surprennent.


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