Arbitrages

Article : Arbitrages
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8 juillet 2020

Arbitrages

Je suis allée me réfugier dans une bibliothèque.

Travailler dans une bibliothèque pour sortir de chez soi, pour sortir de soi, pour le silence et l’accueil. Un des rares endroits où des murs sont accueillants. A la bibliothèque il faisait chaud ; ils font des économies, pourtant c’est une des plus grandes universités du pays. Pas d’air conditionné, ils le font fonctionner juste quelques heures me disent-ils, quand il y a le courant. Eux aussi font des arbitrages apparemment. Pareil au café où je me pose le matin, ils ne peuvent même pas nous servir le café quand il n’y a pas le courant — ils ne sont plus abonnés au générateur et la machine fonctionne à l’électricité, ils nous accueillent ceci dit sur la terrasse, en attendant le courant, même si on ne peut pas consommer…

On passe son temps ces jours-ci à faire des arbitrages et des calculs. On se retrouve à se remettre au calcul malgré soi alors qu’on avait tout lâché pour ne plus être à la solde des chiffres, des pourcentages et des taux de rentabilité. Case départ, et même plus les grands calculs ; du calcul à bien plus petite échelle, petits joueurs.

Des calculs d’épiciers : on a mangé aujourd’hui un sandwich halloum à LL 30 000 — on n’avait pas prévu le prix — demain et après-demain, on ne sortira pas. Aujourd’hui on a payé un cours de yoga en ligne, avec la limite mensuelle international à USD 75, on ne pourra pas pratiquer la semaine prochaine. Pas plus de trois cours par mois avec cette limite ; ça ne fait pas une vraie pratique… Et puis si on prend le cours de yoga, on ne peut plus prendre le cours de management culturel en ligne, qui coute USD 50, si on veut le certificat. C’est quand même mieux avec le certificat car ce cours, on voulait le prendre pour ouvrir les portes d’un départ, d’une reconversion ; pas pour la diversion. Pas possible.

Voies de sortie bouchées. Limite mensuelle à l’international y compris internet : USD 75. Il restait le virtuel pour éventuellement préparer un réel différé… Que nenni. Tu es prisonnier et tu resteras prisonnier ; Big Ben, banques et commerçants libanais te surveillent. Interdiction de s’ouvrir au monde, d’élargir ses horizons ; même à distance. Les magazines que l’on achetait toutes les semaines pour rester connectée au monde et à la vie ; et à autre chose que la parité USD/LL, aux pneus brûlés, aux  arrestations iniques et à l’esprit du manque, sont vendus 25 000 LL. Ils coutent EUR 5 en France. 

Une amie fait des provisions de dentifrice, de boites de conserve ; en perspective de la hausse des prix des dentifrices… Ne pas entrer dans cette énergie de peur, de manque ; ne pas céder à cette panique du lendemain. Aujourd’hui est déjà assez. Tiens, et si je faisais une recherche sur la fabrication de dentifrices Ne pouvons-nous  pas produire des dentifrices localement ? Est-ce si difficile ? Idem pour les produits de beauté pour le visage. Doit-on encaisser des rides sur le visage aussi en plus des rides dans l’âme, à cause de la crise financière ? Fabriquer donc une crème de jour pour un visage pas trop desséché, un dentifrice qui fasse une bouche souriante et une haleine fraiche, pour contrer la puanteur et la sinistrose autour, pour proférer des mots qui ne soient pas trop venimeux, hargneux. C’est difficile  ces temps – ci. Car ce que l’on ingurgite est ce qu’on ressort, dit-on.  Ne pas se prêter à ce jeu mortifère. Sourire, oui, encore, malgré tout. Rire un peu de soi, d’où l’on en est ; à arbitrer…

Le maillot de bain s’est détendu à force de chlore depuis l’année dernière. Je n’ose même pas aller voir le prix des maillots. Si le Liban était un pays où l’on pouvait se baigner nu… tant qu’à faire être plumé, autant que ce soit par soi et jusqu’au bout.

J’ai eu envie de relire Ouragan de Laurent Gaudé. Que fait-on quand on est dévasté ? Amour, solidarité, c’est tout ce qui reste, ce qui est nécessaire, d’après Gaudé, du moins d’après ses romans. Plus que la fraternité, la solidarité. Car la fraternité peut être sanglante : Caïn a bien tué Abel. Les frères qui s’entretuent. On en sortira tous exsangues ; on ne l’a toujours pas compris. La solidarité sans doute plus forte alors que la fraternité car la solidarité est la loi de la vie, la loi du vivant. Car le vivant, c’est l’interdépendance.

Peut-être que si nous intégrons ceci, nous pourrons enfin passer à autre chose plutôt que de continuer à nous étriper : « la solidarité est une idée universelle ; universelle, c’est-à-dire divine (…) le propre de la solidarité, c’est de ne point admettre d’exclusion. Si la solidarité est vraie, elle est nécessairement générale (…) Rien n’est solitaire, tout est solidaire. L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un « terme de cette formule, le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur la terre», écrivait Victor Hugo. Et Simone Weil interrogée sur sa résilience en captivité, faisait remarquer le rôle de la solidarité et celui d’une féroce envie de vivre.  Saurons-nous , pourrons- nous conserver les deux ?

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