Vénus Khoury Ghata, l’écrivaine de feu raconte Les gens de l’eau

Article : Vénus Khoury Ghata, l’écrivaine de feu raconte Les gens de l’eau
Crédit:
25 janvier 2019

Vénus Khoury Ghata, l’écrivaine de feu raconte Les gens de l’eau

« Le monde actuel me fait peur » répète Vénus Khoury Ghata, Commandeur de la Légion d’Honneur, prix Goncourt de poésie, Grand prix de poésie de l’Académie français en 2009, Grand Prix de poésie de la Société des Gens de Lettres, prix Jules Supervielle, National Book Award, etc. Que peut la poésie contre la violence et la terreur qui marquent ce monde dans lequel la poétesse et la seule auteure vivante à avoir été publiée chez NRF Poésie ne se retrouve nullement ? «  Nous crions dans le vide face au loup » dit la grande dame qui pourtant revient au contact de son public et notamment de son jeune public : «le bonheur de parler à des jeunes de les réveiller à la langue française ». Toutes les semaines, elle est invitée dans les lycées, dans les marathons de mots, pour des lectures, etc en France, à l’étranger… Elle n’a de cesse d’aller à  la rencontre, d’inviter, de cuisiner; mais même la poésie ne l’apaise plus dans le monde tel qu’il est.

La délinquance dans la rue, l’agressivité, mais surtout le terrorisme, les attentats de Paris l’ont marquée, confesse-t-elle. Pour parer à cette violence, elle a imaginé une communauté qui vit dans la nature, qui fraternise avec les arbres. Envie de « retourner à l’enfance du monde.  Les arbres m’ont toujours fascinée» :« Quand la mère et les arbrisseaux…», elle connait encore par cœur les vers de Où vont les arbres ? son recueil de poésie publié en 2011, l’année où elle reçut le Goncourt. « Je sens le besoin de toucher un arbre » ; la nature est son refuge, son inspiration. Elle se retranche ainsi chez elle, vue sur les arbres du jardin du Ranelagh, avec Caramel, sa chatte et ses amis poètes. Et elle  invente de toute pièce les gens de l’eau, tout en douceur, en sérénité. Le pouvoir régénérateur de l’eau. « A Becharré il y avait beaucoup d’eau, des cascades, un fleuve. Les esprits renaissent dans l’eau ». Le Becharré d’il y a plus de quarante ans l’anime, irrigue ses écrits. Elle a vu de ses yeux que le Becharré de maintenant n’a plus rien à voir avec celui qu’il y avait dans sa mémoire ; l’eau, les chèvres et les arbres. Qu’importe. La mémoire fait le nécessaire. La mémoire qu’elle a aussi de ces femmes qui elles, s’échinent pour élever leur progéniture et créer un foyer nourricier.

Vénus Khoury Ghata les affectionnent particulièrement et les admire aussi, pour leur force. «Les femmes se sont tues pendant des siècles, je leur ai donné la parole » dit-elle, car pour elle la littérature  « raconte le combat des êtres humains pour sortir de leurs conditions ».
Ainsi, la ville de Paris a-t-elle créé il y a de longues années, le prix Vénus Khoury Ghata de poésie et le prix Simone Veil du roman, décernés à des femmes écrivaines. Les deux prix ont été par la suite séparés. Même quand elle écrit sur le poète Mandelstam, c’est beaucoup sa femme Nadja qui l’interpelle par sa force. Et si elle pense que « le siècle appartient aux femmes » et qu’elle se dit  «féministe », elle dit aussi n’avoir pas apprécié «la campagne #metoo, «ce dénigrement de l’homme. C’est de l’exhibitionnisme… Ils ont émasculé les hommes ». Cette femme jusqu’au bout des doigts, fins et toujours vernis et ornementés, aime la séduction car elle aime la vie.

L’écrivaine s’intéresse au monde et à l’humain plutôt qu’à un sexe en particulier : « mon encrier n’a pas de sexe » réplique-t-elle à Charif Majdalani au Salon du Livre quand il lui fait remarquer qu’elle n’écrit que sur les femmes : « tout m’intéresse : un fait divers, les partielles aux Etats-Unis, la Russie, etc ».

A un âge où d’autres s’assoient d’ailleurs, elle, continue à sillonner la planète. Et elle observe dans ses pérégrinations, les femmes, les migrants, les mannequins, l’Orient, l’Occident. Elle observe et elle écrit. Si ses origines, sa montagne et le souvenir qu’elle en a gardé infuse sa littérature et sa sensibilité, c’est le monde d’aujourd’hui qu’elle raconte dans ses derniers ouvrages. Sa langue est tout aussi moderne que le monde qu’elle raconte,  avec fantaisie et humour. Le deuxième volet des Gens de L’eau, intitulé Les Dépeupleurs,  traite du terrorisme, de ceux qui décapitent les hommes dans le désert : des touristes, des gens partis faire de l’humanitaire. « On leur coupe la tête ; je me demande que pense cette tête dans le désert ? Il y a quelqu’un qui l’attend quelque part ». « Je t’écris parce que tu ne sais pas lire/que tu récites sans te tromper l’alphabet de la peur (…) Je t’écris pour te dire mon manque de ta main sur le ventre blanc du bouleau (…)» écrit-elle dans Les Gens de l’eau. «Je ne crois en aucune religion, elles sèment la guerre, la peur. L’ islamisme a fait du mal à l’Islam ; il s’est approprié l’Islam. Il sème la terreur : dans les écoles de Paris on ne mange plus de porc ; en Belgique tout comme dans la banlieue de Stockholm, un grand nombre de femmes sont voilées…

 

L’écrivaine raconte aussi les migrations, comme dans L’adieu à la femme rouge, ces gens « qui viennent du Tiers Monde attirés par l’Occident et rejettés par lui». « Les migrants qui finissent par vivre seuls en dehors de la ville. Ils ont peur des gens de la ville alors qu’en général c’est l’inverse » observe la romancière, sensible à ces femmes et ces hommes qui lui rappellent « son enfance modeste comme eux et  son envie d’aller en Occident», cet Occident « dont on a toujours peur ». Certains ont fait des études, souligne-t-elle relatant quelques scènes terribles auxquelles elle a assisté dans le seizième arrondissement, des résidents et la police s’acharnant sur des migrants. « L’Occident est conservateur ; tout ce qui vient de l’extérieur  est considéré comme un péril ». Quand on lui signale que cela fait plus de quarante ans qu’elle y est et qu’elle a été primée et célébrée comme personne ou comme très peu, elle répond : « moi ils m’ont gardée car j’utilise leur langue… Comme Tahar Ben Jelloun ; nous avons mis notre langue dans la leur ».  A tel point d’ailleurs qu’elle a donné matière à un symposium international Venus Khoury Ghata, pour un dialogue transculturel,  à  la Sorbonne Nouvelle, Paris III, A la soirée poétique en son honneur au TNP de Villeurbanne, 120 recueils de poèmes sont vendus en une heure; ses livres sont traduits en quinze langues y compris en Slovaquie, en Nouvelle Zélande et en Australie. Récemment, sa poésie a été mise en musique par Vladimir Cosmo  et chantée par la cantatrice libanaise Roula Safar ; et son roman Sept Pierres pour la Femme Adultère, a été transformé en audio book, lu par Brigitte Fossey. L’écrivaine se réjouit de pouvoir toucher ainsi  le grand public.

Et dans son souci de brassage culturel et de fraternisation, elle traduit gracieusement des poètes arabes comme le syrien Al Jarraj qu’elle contribue à faire connaitre en Occident, notamment par le biais de la revue Europe ;  sans compter Ounsi el Hage, Mahmoud Darwiche et Adonis dont elle a traduit des livres en entier.  D’ailleurs, grâce à cette revue tournée vers l’Europe de l’Est, l’écrivaine dit «avoir découvert cette partie du monde et l’époque stalinienne ;  ou tous les poètes ont été fusillés… Mandelstam est mort au Goulag. J’ai défriché cette époque ». Elle écrit alors Les derniers jours de Mandelstam et enchaine avec Marina Tsvétaïéva, mourir à Elabouga paru début janvier. L’écrivaine  confesse s’en être tant imprégnée qu’elle n’a pu jusque-là se remettre à l’écriture. C’est ignorer les pouvoirs de Vénus et de la passion. La grande dame flamboyante de la littérature ne saurait nous laisser longtemps sur notre faim.

 

*Article publié ds une version courte ds Magazine

 

Étiquettes
Partagez

Commentaires