Tous ces mots, ces morts gravés

Article : Tous ces mots, ces morts gravés
Crédit: Ivan Debs (avec son accord)
12 octobre 2024

Tous ces mots, ces morts gravés

Si le Liban m’a appris une chose, c’est bien la complexité de l’existence et les lectures multiples possibles. Pas de cancel culture, pas d’annulation possible, d’annihilation possible de l’autre. « On ne peut rien éliminer »  étaient les mots qui étaient restés dans mes oreilles, à l’occasion d’un cercle de partage au lendemain de l’explosion du 4 août 2020. « Chacun émet un son dans l’univers. Ensemble, tous ces sons font un concert ; tout seul, pas de concert ». C’étaient les mots de la modératrice de ce cercle, inspirée par Thich Nath Hanh, le grand activiste et artisan de la paix après la guerre du Vietnam. Ses mots me reviennent à nouveau en ces jours d’explosion où s’abat sur nous cette violence qui veut nous annihiler.  

Perdre la joie

Je ne pensais pas qu’un jour les les voisins, ou plutôt leurs dirigeants actuels devaient à ce point susciter ma révolte, ma tristesse, mon incompréhension. C’est dans les écrits des grands penseurs juifs, pour certains survivants de l’Holocauste, que j’avais souvent puisé résilience ou ancrage, ressourcement, les jours où la vie était trop violente, trop étroite. Elie Wiesel, Victor Frankl, Simone Weil, Edith Eger, Boris Cyrulnik, Robert Badinter : je les ai lus et relus tant de fois au cours de mon existence libanaise pour tenir bon. Comment avaient-ils tenu dans les pires moments ? Comment survivre aux camps de concentration ? Et comment retrouver la joie ? Je me demande si celle-ci nous quitte à tout jamais, une fois qu’on a vu la violence noire, ce qu’il y a de plus moche dans les hommes ?  « J’ai beau chercher la joie, la vouloir ; quelque chose est brisé. La guerre mange ta spontanéité » dit cet ancien combattant de la guerre du Liban dans le documentaire About a war. Ces mots aussi m’étaient restés et m’avaient attristée. Incapable de retrouver la joie, cet homme œuvrait au sein de l’association Fighters for Peace depuis des années, avec des camarades de toute confession, des anciens adversaires pour certains, pour la paix, pour que la guerre ne revienne jamais. Mais la guerre est revenue…

L’engrenage de la guerre

Aujourd’hui, après le énième redressement et la énième frappe, je comprends cet ancien combattant. La guerre détruit ceux qui la font et qui la subissent ; pas ceux qui l’ordonnent… Il me l’avait signalée, je l’observe et je le vis. Un seul homme peut-il continuer à écraser le monde entier ? Les égos de certains hommes déchirer des destins de milliers, de millions d’autres hommes?  Il semble que oui… Pour consolation, un artiste ayant travaillé sur les archives de la presse libanaise et créé une passionnante fresque visuelle sur Beyrouth, me parlait de l’ironie de l’histoire.

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Éventuelle justice… mais toujours tardive. Entre temps, les narcissismes des petites différences font des projets messianiques, impérialistes, islamistes, you name it… La justification du présent par un passé lointain, l’instrumentalisation des monothéismes. Chacun ira du sien. Revendiquer l’empire ottoman, austro-hongrois, perse, anglais, tant qu’à faire, etcétéra, au nom de l’ancien… Et les innocents qui paient, qui meurent.

Un pays mort plusieurs fois

« Peut-être

Chaque geste est coupable de briser une enfance »

Nadia Tuéni

 « Elle est morte du Liban », m’avait dit un de ses proches au lendemain de l’explosion du 4 août 2020. Ces mots sont restés gravés dans mes oreilles. Mourrais-je aussi au Liban, si ce n’est déjà fait ? « J’appartiens à un pays plusieurs fois mort » écrivait-elle, et je ne veux pas imprimer ici la suite de sa phrase. Meurt-on nécessairement du Liban ; ne peut-on en vivre ?

Dans Prose, oeuvres complètes, la poétesse écrit sur la Palestine et le conflit israélo-palestinien, à sa manière, de poète engagée. Pour elle, un poète ne pouvait que l’être. C’était en 1969. Plus d’un demi-siècle plus tard, cette même cause remue le ventre du Moyen Orient. Le Hamas, Tsahal, le Hezbollah, l’Iran, les ayatollahs, nous sommes pris dans cet engrenage. De fous, celui de l’humiliation, de la peur, de l’insécurité, de la déshumanisation.

Seigneur donne-moi ta paix.

 Je refuse la faim comme on refuse la honte

Je refuse la misère comme on refuse la mort

Je refuse qu’un homme ait à mendier ce que l’humanité lui doit

Quelque part un homme est mort par omission, (…)

« Nous sommes tous des assassins« 

Nadia Tuéni

Le Consulat de France nous informe qu’un navire a quitté Toulon il y a plusieurs jours, il devrait arriver en quatre-cinq jours. Cette annonce précipite en moi le souvenir, enfant adolescente, de l’évacuation en 1982 ou en 1984 – je ne sais pas, la violence brouille la mémoire, j’étais jeune – sur un porte-avions américain à Chypre, les dix heures de traversée, les maux de mer, les nausées des grands. J’étais alors la seule qui tenait bon ; autour de moi l’hécatombe des adultes. Maintenant, j’ai moi aussi attrapé la nausée. L’air vénéneux entre en moi malgré moi, dans mes neurones, dans mes bronches, envahit mon cerveau qui fume. Ils ont jeté leur venin dans l’air : phosphore blanc, uranium appauvri et autres appellations, qui brûlent les terres même les plus fertiles… les cœurs les plus fertiles. Comment rester vivant, pleinement vivants ; comment rester soi-même face à ces frappes ?

C’est seulement maintenant que je comprends mes parents, ce qu’ils ont dû vivre et leur épuisement et leur désenchantement. C’est seulement maintenant que je comprends quand je demandais à ma mère des années plus tard : pourquoi j’ai arrêté le ballet ? pourquoi j’ai arrêté l’équitation ? Et qu’elle me répondait à chaque fois : c’était la guerre ; et que je n’étais pas convaincue par sa réponse, toujours la même.

Même les guerriers se reposent ; pas nous les Libanais.

Crédit : Ivan Debs (avec son accord)

Le poids d’une parole

Si Dieu me donne vie dans cette guerre, s’il me donne de lui survivre si elle s’arrête un jour, je voudrais porter, faire entendre, les voix du Levant, d’autres voix possibles…

Pour ne pas étouffer de la guerre, je me suis plongée ce matin tôt, justement dans la lecture d’une de ces voix levantines, celle de Gilbert Sinoué, L’homme qui regardait la nuit, un de ses anciens romans. Cela me fait penser à un titre de Jabbour Douaihy, Et Saint Georges regardait ailleurs. En arabe, le titre était autre : Charid el manazel, c’est-à-dire SDF. Serait-ce le lot des innocents du Levant, SDF?  Il faut prendre garde aux mots, aux titres ; nous orientaux avons peur de leur pouvoir magique. La superstition et la croyance comme l’ont si bien écrit Sinoué et Tobie Nathan, un autre homme venu d’Orient.

À l’heure qu’il est je me demande que pensent ces hommes comme Gilbert Sinoué et Tobie Nathan, devenus français. Ils ont quitté le Levant cosmopolite, abondant, vivant, multiple, multi-confessionnel, joyeux au moment où il basculait dans le chaos, quand le nassérisme et la guerre des Six Jours en transformaient les contours. Que font-ils ? Prennent-ils la parole sur tous ces abus, ces massacres, ces crimes d’aujourd’hui ? La parole est un acte, la non-parole un retrait, une reddition. Parfois celle-ci vient au bout du compte, elle n’est cependant pas forcément systématique – sauf peut-être chez ces orientaux qui croient au Maktoub… Nul ne dit mot — ou à peine quelques-uns, surtout en Occident où se sont établis nombre de ceux qui ont été persécutés, y compris avec l’aval indirect de ce dernier… Est-ce seulement au Plus Haut que l’on peut au final, demander ceci, un mot, une parole, la reconnaissance par la parole? Seigneur dis seulement une parole et je serais guérie. Et aux poètes ? pour qui « le mot ne devient parole que lorsqu’il est capté», comme le dit encore si magnifiquement Nadia Tuéni.

Le Consulat français ne nous a plus rien signalé, si le navire est arrivé ou pas, s’il compte évacuer les ressortissants français ou pas…

Texte lu par l’auteure
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