Terrasses

Article : Terrasses
Crédit: La Colline. Théâtre National
23 juin 2024

Terrasses

Je vais voir Terrasses au Théatre de la Colline, et moi,  je suis terrassée.  J’ai l’impression de nous entendre parler du 4 Août, de mon père, de tous ces instants de bascule, énormes où tout va dans l’abime. Ces instants qui abiment que l’on cherche à gober, en écrivant, en faisant du théâtre… Si rien ne justifie le mal et qu’il faut simplement cesser de lui trouver une explication, comme le font ceux qui glosent mais qui ne sont pas ceux qui le subissent –  le justifier, c’est le multiplier – du moins,  ceux qui le relatent, l’écrivent,  en font du théâtre ou autre, écoutent-ils les victimes, s’entêtent-ils et leur tendent-ils une main, un sourire. Du moins eux, s’arrêtent-ils pour interroger leur monde. Ils ne sont pas dans l’indifférence, dos et regards tournés, détournés. «La vraie morale exhorte à regarder la vérité en face et à affronter la réalité, sans tricher, sans l’adoucir ni la travestir. » écrit Laurence de Villairs dans son essai Être quelqu’un de bien. « Laisser le méchant impuni détruirait quelque chose de plus essentiel que l’ordre, cela reviendrait à détruire le monde même : il n’y aurait plus de monde, plus d’endroit où exister ensemble. Ce serait proprement le règne de l’immonde ».

Dans ce spectacle récit polyphonique qui relate la nuit de la tuerie du Bataclan et toutes les vies qui gravitent autour,  il y a cette promesse d’amour aux antipodes même du mal qui saillit. Il y a ces amoureux qui n’ont pas pu sceller leur amour, qui se préparaient à se le dire, à s’en saisir ce soir – là. Laurent Gaudé les fait parler chacun, de cet amour tant attendu, de ce baiser tant imaginé, tant voulu ; de cette soirée qui sera interrompue. Un amour pudique a contrario de l’époque actuelle, comme ces amours que l’on n’a eu de cesse de différer, de délayer nous aussi à Beyrouth, et dont on a eu peur qu’elles soient compromises  à tout jamais, à chaque violence déclarée, à chaque reprise de déclaration de guerre, avec la guerre de Gaza, les bombes. La violence prend l’amour en otage, le terrasse… C’est pour sauver ce lien aux autres, cette intériorité défaite que des passeurs comme Laurent Gaudé et Denis Marteau et autres romanciers et dramaturges viennent faire comme le dit l’écrivain, « le récit des âmes» brisées par l’aveuglement carnassier des hommes, . Car « Le malheur peut nous aveugler et nous éloigner des autres » rappelle-t-il aussi.

 La France créative a ceci de puissant qu’elle ne laisse pas faire, qu’elle se saisit de la tragédie, de l’inacceptable, qu’elle le met en mots sans en avoir peur et qu’elle libère la parole. Et c’est déjà ça et c’est déjà ça que le théâtre de La Colline soit plein à craquer et que les applaudissements durent de longues minutes à la fin de la représentation. Ce n’est pas par devoir ou par opportunisme que Laurent Gaudé a écrit ce texte, qu’un metteur en scène a voulu s’en saisir et que le Théâtre de la Colline l’a programmé. C’est plus que cela, ce sont les gestes justes. La justesse de l’acte. Il ne s’est pas seulement indigné Laurent Gaudé, il a posé un acte : pour lui, pour les autres.

 Je sors troublée, bouleversée, de ce spectacle qui me ramène au Liban de ces dernière années et de maintenant, remuée de tout ce que cela me rappelle de la non reconnaissance des tragédies en série que nous y vivons, et de l’absence de quelque acte public y compris celui de la justice, aussi bien collective que personnelle, que l’on puisse acclamer comme ce soir-là au théâtre…  Au sortir du théâtre, je vais marcher  dans la rue, pour ne pas être seulement terrassée par le souvenir du malheur.

On est à Belleville, Place Gambetta, un soir d’été. Les jeunes sont heureux sur les terrasses. J’aimerais être comme eux. Ils vivent par ailleurs mais ils honorent la mémoire de ceux qui sont partis et ne passent pas outre. Je rêve de terrasses et de gens heureux. Je suis terrassée par la différence entre eux et nous. Le 4 Août qu’en avons-nous fait ? L’enquête est arrêtée. Trop lente. La justice internationale s’en est saisie. Elle fut réactivée par moments puis ré-éteinte. Le gouverneur de la Banque Centrale qui a enfoncé tout un peuple dans la misère vit toujours au Liban, n’a été ni arrêté, ni jugé ; Carlos Ghosn aussi. Certains font un film sur lui et sont fiers de l’inviter à la télé ou à quelque autre évènement pour exhiber leurs relations.  Petits, très petits joueurs… écœurants petits joueurs. La France a ceci qu’elle me redonne le goût du jeu plus grand, du combat pour la justice, pour la dignité humaine. Nous, confondons « lamentations » avec la dignité de réclamer son droit fondamental. En France, on manifeste pour soi, puis pour les autres. En France, ils manifestent pour les autres parce qu’au départ, ils ont manifesté pour eux-mêmes. Il ne faut pas comparer me répète-t-on, mais moi qui ai une double nationalité, je ne peux pas ne pas penser France Liban a minima, et tous les autres pays d’Europe où je me rends. La France cependant, en premier lieu, par son engagement pour elle-même, me reconfirme dans ce à quoi j’adhère et ce à quoi je n’adhère pas. Elle me tend, par ce qu’elle est, un miroir sur tout ce que nous ne sommes pas.

Avant de rentrer au Liban, je vais saluer le Parc Monceau et y gambader un peu, histoire de faire le plein de vert et d’air  – le parc est près de là où je loge.   Les gens se prélassent dans l’herbe. Ils semblent heureux. Je ne rêve que de ceci, d’avoir le droit de m’asseoir dans l’herbe. De m’y déposer. Le Liban d’aujourd’hui nous met sur la sellette, comme il y a quarante ou trente ans, durant la guerre : comme souvent, trop souvent… J’avais découvert ce parc il y a quelques décennies quand je rendais visite avec mon père à l’un de nos anciens Présidents de la République qui habitait alors à côté. Il avait fui le Liban, étant menacé. J’étais venue moi aussi à Paris poursuivre mes études interrompues par la guerre.  L’ancien président portait beau alors, parlait bien, un homme de culture, un des rares. Depuis, ils ont assassiné son fils parce qu’il était une figure libre, de renouveau et d’espoir ; le père s’est plutôt affaissé et ne parle plus beaucoup. Au Liban, même eux, les hommes dits de pouvoir, blessés ne parlent plus. La force de la France, c’est que l’on vous soutient, c’est que l’on parle pour vous, que l’on témoigne pour vous quand vous-mêmes n’en avez plus la force.

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