Meprise

12 juillet 2017

Meprise

Je ne savais pas le nom du spectacle; je savais que c’était Issam Abou Khaled et le Festival Samir Kassir, alors j’y suis allée. J’ai toujours aimé le concentré de ce dramaturge et comédien. J’ai toujours aimé son côté hors des sentiers battus. J’ai été époustouflée par ce texte, Carnivorous, tout aussi concentré de notre époque avec tous les rebondissements et les montagnes russes dignes du théâtre et du théâtre de nos vies. Des jeux dont on se demande comment on sort indemne ou presque. Indemne, l’est-on vraiment ? Si on en sort d’une façon ou d’une autre, c’est grâce à des Issam Abou Khaled, à l’art, aux arts vivants, à ces créatifs qui innovent, s’amusent, osent aller dans le nouveau, et dans la simplicité, dans une époque surchargée et surpeuplée.
Sur scène, rien qu’un canapé et deux individus, puis trois, et toute la tragédie humaine ; du XXIe siècle en Orient. Des attentats qui vous enlèvent la vie du jour au lendemain ; le doute ; l’usure du couple. De la technologie qui envahit les existences, de la mère comme du fils chacun à sa manière. De l’isolement, de la volonté de se refaire, la chirurgie esthétique : se refaire les seins pour exister, être vue, être touchée.
De l’enquêteur inquisiteur, voyeur et violeur. L’enquêteur, crapule à l’image de toutes les crapules qui sévissent dans les sociétés de non-droit, comme la nôtre. La sidération. Le mari tétanisé ne hurle pas sa colère, sa douleur, conseille à sa femme de se laisser faire, sans bouger. La sidération, la peur. Notre société. L’enquêteur est passé sur leurs vies, les a éclaboussées. Et puis rien. On continue comme si de rien n’était. Le silence et l’évitement et puis on découvre la méprise, trop tard ; le mal a été fait. La pièce se termine sur la méprise. Toute notre existence ici est-elle basée sur une méprise ? « Le Liban, une erreur de l’histoire », comme l’aurait dit Henry Kissinger ? Issam Abou Khaled nous laisse avec la méprise. On en fera ce qu’on voudra… On sort la gorge nouée.
Le jour même ou la veille – ces jours se ressemblent –, on est sidéré par l’assassinat inepte et sauvage d’un jeune étudiant qui fêtait son anniversaire. Buté à bout portant par des voyous récidivistes, affiliés à tel ou tel autre maffieux ou seigneur de la guerre, pas finie. Les réseaux sociaux s’excitent, peine de mort ou pas… pour oublier quelques jours plus tard. L’actualité du jour supplante celle d’hier. C’est ainsi que l’on a survécu, d’accord ; mais c’est aussi comme cela que l’on meurt. Entre-temps, un jeune homme est mort et une mère éplorée pleure son enfant. Lui survivra-t-elle? Ils ne sont pas les premières victimes de la loi de la jungle. Quand les mères n’existent plus, ne peuvent plus donner, plus rien n’est possible.
Et puis quand on l’a un peu digérée, on se demande pourquoi une telle pièce qui mérite d’être jouée partout dans le monde tant elle soulève une problématique, devenue hélas, commune, ne passe qu’un soir. Toute représentation d’un soir ne passerait pas par les crocs de la censure. Au-delà, elle doit aller montrer patte blanche. Le drame de la censure, c’est qu’elles génère l’autocensure. En espérant que cette première fasse preuve d’intelligence et d’humour… Au lieu d’être fies de nos productions dignes souvent du meilleur théâtre international, nous les étouffons dans l’œuf comme nous étouffons toutes nos fortes productions, la révolution du Cèdre en premier. On a envie de hurler, de crier : stop, arrêtez… de gueuler : arrêtez de tout étouffer dans l’œuf et de tout faire avorter. Et puis on se console avec Marguerite Duras : « Écrire, c’est hurler en silence. »

 

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