Samir Frangie, l’appel du Liban

19 avril 2017

Samir Frangie, l’appel du Liban

Il est rare qu’un homme politique ose les mots de bienveillance, de non violence, d’empathie, dans notre partie du monde. Qu’il se plonge dans les écrits de Matthieu Ricard, moine bouddhiste, ami du Dalai Lama, chantre de la compassion. Samir Frangié lisait Plaidoyer pour l’altruisme et s’intéressait également aux neurosciences. La neuroplasticité du cerveau le fascinait. Et à partir du moment où l’on embrasse celle-ci, l’on sait que le champ des possibles est vaste. C’était cela la force de Samir Frangié, élargir le champ des possibles. Ne pas condamner, ne pas se condamner ; regarder plus grand, plus loin. Autrement. Avec lucidité, certes; mais aussi avec humour pour supporter l’insupportable et avec amour. Pour pouvoir voir autre chose. Avec aisance et fermeté, « stira suka »  en sanskrit, le principe même du yoga. Dans ce sens Samir était un yogi, il évoluait avec grâce sur ces deux registres avec un brin de détachement qui permettent l’équilibre et la vision, large.


Visionnaire, Samir Frangié avait pressenti dans les Printemps arabes une nouvelle aube pour cette partie du monde, celle de «la redécouverte de la notion de personne humaine» selon sa propre expression.  Le mot est sciemment choisi: « personne humaine » et non pas individu ;  pour distinguer cela de l’individualisme. «La personne humaine»  dans toute sa dignité et sa singularité par opposition à «la réduction de celle-ci au groupe, au parti, au chef  –   comme c’était le cas dans le monde arabe –  qui s’arroge le droit de la représenter»   alors qu’il ne la représente en rien. C’est ainsi que, confirmée  dans son individualité,  la jeunesse arabe éjecta les dictateurs. Le Liban fut précurseur de ce mouvement de libération, sous l’impulsion notamment de Samir Frangié lui-même, qui toujours prit les devants et ses responsabilités  de citoyen, de libanais,  d’homme, d’élu, d’intellectuel engagé. Mille fois sur le métier, il remit l’ouvrage.

Il savait la nécessité de l’action, juste, du mot juste – qu’il prenait tout le temps de formuler –  et que le fruit de l’action ne nous appartient pas. Sa liberté venait sans doute de ce détachement et d’un geste qui émanait de l’intérieur, de convictions profondes, d’un ressenti expérientiel. Conjugaison du ressenti et de la pensée ; de la contemplation et de l’action. Samir Frangié ou une pensée en action. Une action en douceur, comme sa voix. Il fallait se pencher pour l’entendre ; cela ne faisait qu’augmenter notre attention. Samir avait saisi le pouvoir de l’attention. La sienne était centrée sur le vivre ensemble et la paix, le Liban message, pour de vrai  pas juste pour la formule. Le parcours pouvait être sinueux ou fluide, il avait un seul objectif ne craignant pas les entorses, les pauses, les tâtonnements. Il savait le rythme de la vie, la nature; il ne la forçait pas mais il restait en mouvement. Il avait confiance. Il ne fermait pas les portes, il ne tournait pas les talons. Il jouait le jeu, négociait, dialoguait, s’exprimait.

Toute son histoire atteste de cet engagement au plus près du terrain: se mouiller et non seulement observer et critiquer. «La liberté c’est l’initiative» écrit la psychanalyste Julia Kristeva. Samir Frangié la prenait, l’initiative,  sans cesse et encourageait la société civile à  faire idem aussi, à  former des groupes de pression là ou elle le pouvait. Il fut avec certains camarades à l’origine notamment, de l’Appel de Beyrouth et de la Révolution du Cèdre. Même s’il n’était pas possible de savoir à l’ avance quand elle prendrait son essor, la création d’une dynamique est toujours restée son leitmotiv. «Une graine semée dans la société civile vaut mieux qu’un lamento ressassé  à satiété» faisait-il remarquer.

Au contraire de beaucoup d’intellectuels ou politiques, commentateurs à distance, Samir Frangié osait la rencontre avec l’adversaire ou plutôt l’autre, car il n’avait pas vraiment d’adversité en lui. Il osait la confrontation non pas pour établir le rapport de forces ou pour avoir raison mais dans le but de rapprocher. Il savait qu’il n’y avait pas d’autre issue. Il savait que le réel était plus fort que le virtuel;  que le rapport de personne à personne, en face à face était ce qui créait le lien,  qu’il fallait oser la rencontre, avec tout ce qu’elle comporte de fragilité. Elle ne lui faisait pas peur. Sa curiosité intellectuelle et du genre humain, le maintenait en marche. Et celle-ci ne se  limitait pas seulement au Liban mais au monde arabe.

Prince d’Orient, il était taraudé par le legs de celui-ci. «C’est la première fois que le monde arabe a quelque chose à dire au reste de la planète»  disait-il il y a quelques années en plein cœur des révolutions arabes  – dans lesquelles il voyait un phénomène immense au-delà du politique –  nous exhortant à « nous demander quelle pourrait être notre contribution dans le nouvel ordre régional qui se profile». C’était avant ; avant la tragédie syrienne et les raz de marée Daech et autres extrémismes. La question reste cependant la même, quid de notre contribution. Son legs à lui en tous cas ne sera pas passé inaperçu; il nous appartient de le perpétuer. De prendre nos responsabilités.

Au revoir, Samir, nous chercherons à être présents.

 

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