Pour une fois, les chiffres étaient humains

Article : Pour une fois, les chiffres étaient humains
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4 août 2016

Pour une fois, les chiffres étaient humains

Elle venait d’une ville qui avait connu mille et un séismes. Elle était rentrée de New York quelques années auparavant, avait accepté un job dans le financement immobilier, car cela payait et lui permettait de retourner au pays dont elle était nostalgique. A cette époque là, les investisseurs avaient confiance dans le Liban. USD 200 millions, USD 500 millions… les chiffres n’avaient aucune réalité.

Quand elle roulait pour aller au bureau, place des Martyrs, les grues qui transperçaient le ciel lui transperçaient l’âme. Les échafaudages qui annonçaient la disparition à venir d’une ancienne église ou d’un jardin ouvraient une brèche de plus dans son cœur. Elle avait quitté New York en quête de terre, d’humain, d’air ; au fil des ans, elle trouva du métal, de la silicone et des attentats. Le premier qui ébranla la ville visait le Premier ministre d’alors ainsi que tous ceux qui passaient par là. Le lendemain, Seema répondit à l’appel à manifester place des Martyrs. Une impulsion physique plus forte que tout lui avait imprimé le mouvement. Le 15 février 2005, des centaines de milliers d’individus blessés mais droits vinrent se retrouver et se recueillir au cœur de Beyrouth. L’anesthésie des sens, et du cœur ne viendra que plus tard après un énième attentat, une énième trahison.

De son bureau de glace, dans l’immeuble de glace qui surplombait la place des Martyrs, Seema se dépêchait de rejoindre les manifestants qui l’avaient investi. Ils réclamaient le départ des Syriens. De dimanche en dimanche, comme des papillons qui avaient éclos du ver à soie, les Libanais se libéraient, s’envolaient vers la place des Martyrs, moins martyrs que jamais. Ils avaient choisi, en ce mois de février, de prendre leur destin en mains, par leurs pieds : il fallait marcher, battre l’asphalte, scander: « La Syrie dehors ! » . Il régnait une atmosphère inquiètante mais exaltée.

Un soir imprégné de cette ferveur, Seema rencontra Samir. Il avait les cheveux noirs de jais, des lunettes qui lui donnaient un air rassurant, et le verbe facile. Ils parlèrent du Liban, de leur passion, de cette terre qu’ils avaient tous les deux quitté un jour et qu’ils avaient retrouvée. Il revint tous les soirs. Il souriait, séduit par ses cheveux blonds et sa fougue; elle par son engagement et le noir de ses cheveux, troublés tout de même par cette petite mèche blanche qui longtemps l’attendrira.

Tard dans la nuit, ils refaisaient le monde, quand les rumeurs se calmaient, ils refaisaient le monde et Samir répétait : « Si le peuple, un jour, avait désiré la vie, alors le destin ne pourrait que répondre ». Et un matin pas comme les autres, un jour du Seigneur, un dimanche 14 mars, annonciateur du printemps, « le peuple désira la vie », comme dans les vers du poète. Ce dimanche là, dans la foulée de ceux qui précédèrent, il se produisit un phénomène insensé : un million de Libanais, soit vingt cinq pour cent du pays, s’étaient trouvé rassemblés dans cet espace de quelques mètres carrés encore ouvert aux rendez-vous. Ils étaient venus de partout : du Sud, du Nord. Ils étaient sunnites, catholiques… Pour une fois, les chiffres étaient humains. Convergence, avènement. Sous la force de cette rue vivante, les Syriens rendirent les armes. Ils s’en allèrent, après trente ans d’occupation et de terreur. Tout était possible à nouveau.

Samir et Seema allaient courir ensemble sur la plage, dévalaient des kilomètres de sable et d’espace. Ils roulaient à bicyclette, s’arrêtant dans une petite crique, un port de pêcheurs, devant une belle église puis grimpaient en chantant, vers la colline de Saydet el Nouriyeh, le monastère qui surplombait la grande bleue. Et, au coucher du soleil, ils redescendaient plonger leur mysticisme, leurs passions et leurs ambiguïtés dans une mer fraîche d’automne. Un soir de bonne lune, il glissa son bras sous sa taille dans l’eau alors qu’elle abandonnait toutes ses résistances à l’eau de mer. Il l’emmena dîner, puis couvrit ses genoux et ses mains de baisers. Puis son visage.

Il la caressa comme ils avaient caressé la révolution : de très près, sans jamais la faire triompher. Il bu de son sein mais n’alla jamais jusqu’au fond de son ventre. Une fois, deux fois, trois fois, il interrompit leur corps à corps, comme les manifestants de la place des Martyrs. Ces derniers revenaient mais ne se résolvaient pas à s’approprier leur œuvre au-delà de l’instant, inconscients de l’ampleur de la révolution qui se jouait. Ils ne se rendirent pas au mouvement de l’histoire. Usurpée par les caciques du passé et du doute, elle avorta.

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Commentaires

RAAD
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Bravo, très profond et touchant